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de si fabuleuses histoires ? On m’avait rebattu les oreilles que rien ne s’y passait comme ailleurs, et tout ce que j’y rencontre m’avertit de mon illusion. Les hommes sont laids, les femmes ridiculement accoutrées, mais leur façon de s’amuser ne sort point de notre manière. Et même leur laideur et leur accoutrement ne réservent qu’une faible surprise à quiconque courut un peu le monde et visita les ports d’Extrême-Orient. Leurs socques de bois, je les entendis sonner naguère aux pieds des femmes incas. Les bâtonnets, dont ils se servent pour manger, j’en suivis les gourmands entrechats dans les mains chinoises. Et l’extérieur de leurs maisons porte à croire qu’ils ont peu raffiné sur la conception primitive des castors. »

Ainsi, plus naïf peut-être dans mon désenchantement que d’autres en leur aimable délire, je commettais à l’endroit du Japon d’innocens sacrilèges !

Ce fut bien pis, quand je débarquai à Yokohama. Les rues de la concession, parallèles au rivage, aboutissent à une rivière canalisée, puis escaladent une colline provençale au leurs villas se débandent et se blottissent sous des jardins touffus. Sauf des boys japonais et quelques Allemands au seuil de leurs magasins, je n’y croisai tout d’abord que des Chinois. Je ne sais si l’air du Japon les embellit ou si, près d’eux, les Japonais se tournent en repoussoirs. Jamais ils ne m’étaient apparus dans une telle faveur. Mes yeux se reposaient avec complaisance sur leur taille avantageuse, leurs robes d’azur, leur tresse ondoyante et la sereine plénitude de leur visage. Mais, derrière la concession, leur quartier aux maisons barbouillées de rouge ou d’indigo, plein d’ordures et de puanteurs, s’étend comme un ghetto fétide.

A droite et au loin, la ville japonaise : je n’y vis qu’une forêt de toits et de mâts et d’échafaudages, des cabanes délabrées, des étendages de haillons ; de vastes routes pierreuses où zigzague une piste étroite et sillonnée de la mince ornière des kurumas ; des boutiques encadrées d’étoffe noire sur laquelle gesticulent, comme à la craie, de gros caractères chinois et qui me rappelait les tentures de nos Pompes Funèbres ; et une gare sale, déjà décrépite, ouverte à tous les vents, remplie d’une multitude sabotante et taciturne. Les employés, en tenue européenne, avaient un air miséreux et dépenaillé ; mais ces représentais de la civilisation exerçaient sur le public une autorité militaire. La foule exhalait un vague parfum d’eau de toilette et une légère