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triomphante que les échos des cinq parties du monde recueillent aux lèvres maternelles.

Pas plus que ce tableau dont le léger exotisme relevait d’une pointe de nouveauté son antique légende humaine, la nature japonaise ne me parut une œuvre inédite du Créateur. Elle est jolie, hospitalière, heureusement montagneuse, baignée d’une lumière subtile qui en fait valoir les lointains. Elle sait, quand il faut, rehausser sa coquetterie d’une négligence savoyarde. Ses cheveux lui tombent parfois sur les yeux, mais elle rit au travers. Peut-être lui reprocherais-je quelque monotonie dans ses imprévus, quelque apprêt dans ses surprises. On lui a trop répété qu’elle était adorable ; on l’a trop fêtée ; on lui a trop enseigné la valeur des petites fantaisies biscornues qui sortent de ses mains et dont elle ne se montre pas, d’ordinaire, si soigneuse. Et c’est la rançon de tant de grâce que, sitôt qu’on la veut célébrer, on oublie sa douceur de mère pour ne plus retenir que ses virtuosités d’artiste.

Que pensais-je des villes japonaises et de leurs habitans ? Interviewer invisible, entends-moi : les villes sont affreuses, et leurs habitans se moquent de notre esthétique. La beauté lumineuse des rades, leur amphithéâtre de collines où se dispersent les chalets et les temples, la pyramide tronquée du mont Fuji, qui déroule dans l’air limpide sa neige lointaine et sacrée, ces perspectives que l’hiver décolore à peine et ne flétrit pas, rendent plus pénibles les fouillis de baraques charbonnées dont les cités japonaises nous présentent le spectacle.

Il me souviendra longtemps de mon entrée à Kobé. Les rues de la concession européenne, désertes et toutes rosées d’une froide aurore, avaient la physionomie tranquille des rues de province. Les pavillons des consulats flottaient sur cette sous-préfecture occidentale. Peu à peu, de la ville indigène, un bruit nous arrivait et grandissait, un bruit de sabots martelant la terre durcie. Cette ville, où nous commencions de nous égarer et qui s’étend à perte de vue, nous fit l’effet d’une agglomération de villages assez misérables devant des routes inégales et défoncées. Les maisons très basses, généralement grillagées et posées sur le sol, ressemblent moins à des habitations humaines qu’à des basses-cours et des cages de lapins. Leurs toits de planches ou de tuiles se superposent en saillie, et chacune d’elles est entourée ou prolongée de dépendances minuscules tirant de plus en plus