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les ôter cinquante fois du matin au soir, sont devenues à ses pieds des espèces de getas nouvelles, et c’est aussi la preuve que, nos modes adoptées, il continue d’en ignorer l’élégance. De son hakama en soie rayée, dont les jupons de nos femmes seraient jaloux, et de son haori en soie noire, moins long que celui des Japonaises, je ne vous dirai rien, sinon que leur étoffe et leur manière respirent le goût japonais le plus pur, amples, foncés, simples d’une richesse étouffée et qui permet à la médiocrité de rivaliser d’apparence avec elle. D’ailleurs, qu’un souffle de vent retrousse les pans de ce haori, et vous serez souvent surpris d’y apercevoir une doublure éclatante, blanche à ramages d’or, écarlate ou mauve, et d’une soie très chère. Notons, s’il vous plaît, que ses vêtemens sont d’une netteté irréprochable. Avant de passer au chapeau, sur lequel je vous serai obligé de fixer votre attention, regardez sa ceinture. Elle est veuve des deux sabres qui jadis relevaient d’une façon si cavalière ce que cette mise a d’un peu féminin ; mais il y pend toujours l’étui de la pipe et la pochette de tabac. Quant au chapeau de feutre rond, qui vient d’Amérique ou d’Angleterre et semble sortir de la friperie, considérez ses bords crasseux et la poussière dont il est pénétré jusqu’à la corde. On sent que le propriétaire s’en désintéresse et le méprise. Il se croit engagé d’honneur à s’en coiffer : c’est le bonnet phrygien de sa révolution. Mais, comme il la déteste autant qu’il en est fier, ce couvre-chef, exilé sur sa tête, n’obtient de lui ni égards ni coups de brosse, et toute l’invisible saleté du Japon, qui s’était dissimulée durant des siècles, s’y précipite et s’y met en évidence. Vous avez dû constater déjà que, si les rues sont parfois insuffisamment balayées et si le temps ne tarde pas à revêtir les maisons d’une couleur maussade, les ménagères hollandaises n’ont jamais donné plus de lustre à leurs casseroles, ni les marins une propreté plus luisante à leurs cabines, que les Japonais aux objets familiers de leur intérieur. Les nattes, les solives du plafond, les portes à coulisse aux vitres de papier, la bouillotte de bronze et le brasero de cuivre, tout y reflète un ordre admirable et le souci d’un époussetage minutieux. Eh bien ! monsieur, posez sur le miroir de ces tatamis, accrochez à ces poutres brillantes tel ustensile européen, particulièrement un chapeau, et les papillons qui, dans les nuits d’été, noircissent l’abat-jour de la lampe, sont moins nombreux que les taches d’huile, de graisse, de bougie, de cendre et de poussière dont l’infortuné goujat sera