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réconcilier en leur personne l’Europe et l’Asie, et l’on prétend même que, si parfois leurs réformateurs et leurs politiciens y éprouvent quelque peine, l’aménité de leurs jeunes filles y réussit toujours. « Vous partez pour le Japon ? me disait-on sur le quai de Marseille. Heureux voyageur, c’est le pays des Japonaises ! »

Quelques jours plus tard, je liai conversation avec un sénateur japonais que nous avions l’honneur de compter parmi nos compagnons de route. C’était un petit homme, aux petits yeux clignotans, à la petite moustache hérissée, au front sourcilleux. Quand il souriait, la peau tendue de son visage se craquelait en tourbillons d’accens circonflexes, et, quand il parlait, les paupières mi-closes, il avait une façon de relever la lèvre inférieure qui marquait toute l’importance de son personnage. De temps en temps, il plantait l’index entre ses deux sourcils, pour réveiller dans son cerveau fatigué la mémoire du terme français qui lui échappait, et il pressait l’invisible bouton de cette sonnette électrique jusqu’à ce que le mot demandé tintât au fond de ses souvenirs. J’appris qu’il avait connu Gambetta, et que son ami Gambetta lui avait prodigué les plus chauds encouragemens ; que, depuis quinze ans, il s’acharnait au triomphe du Progrès ; qu’il y avait perdu sa fortune et sa tranquillité ; qu’il avait fait voter l’année dernière cinq lois au Sénat, « oui, cinq, autant que de doigts à la main ; » qu’il avait fondé douze sociétés politiques ; que, de tous les livres écrits sur le Japon, le seul Guide Murray ne lui semblait pas absolument déraisonnable. Et il conclut :

— Je suis pauvre aujourd’hui, mais que m’importe, si l’Europe et les Etats-Unis ne peuvent plus nous confondre avec les Chinois et les Indiens ?

Son regard alla chercher, au milieu des passagers, la silhouette d’un grand Hindou qui nous tournait le dos. Il l’explora, la mesura complaisamment des pieds à la nuque, et reprit :

— Nous ne sommes pas des Indiens, nous !

Ce sénateur avait d’exquises manières, et, ni plus ni moins qu’un hidalgo, il mit à ma disposition sa maison, ses amis, ses douze sociétés. Mais son orgueil me paraissait si démesuré, que je ne pouvais jouir paisiblement de sa compagnie. Il me produisait l’effet d’un petit homme embarrassé d’une immense colichemarde, et je craignais, à chaque pas, qu’il ne chût par terre.

Un soir, je demandai à notre Hindou ce qu’il pensait des Japonais. Il sourit en philosophe qui ne dédaigne point d’abaisser