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Wagner excelle à diviser, à décomposer le temps. Avec une insistance, une opiniâtreté parfois cruelle, il prolonge le provisoire, il fait durer ce qui passe et rend la promesse ou la menace des choses plus délicieuse ou plus terrible que leur accomplissement.

Cette musique néanmoins n’est pas seulement « une force qui va, » mais quelquefois une force qui demeure. Elle a ses beautés pour ainsi dire statiques, et, dans mainte scène de Tristan, l’être et non plus le devenir se déploie en sa permanence et sa plénitude. Alors ce sont des haltes admirables, et plus le mouvement ou la course fut haletante, plus le repos est délicieux. Une paix « nuptiale, auguste et solennelle » enveloppe la partie contemplative ou, plus précisément, la partie « assise » de l’immense duo, celle qu’interrompt le premier avertissement de Brangaene et qui s’achève par le second. Il y a là des trésors de musique. Que dis-je ? tous les trésors de la musique y sont accumulés : trésors de mélodie d’abord, d’une mélodie intense, abondante, égale à celle d’un Beethoven en ses plus sublimes adagios, d’une mélodie harmonique parfois, témoin le thème du nocturne, dont les premières notes forment en se suivant un admirable accord ; d’une mélodie chantante, mais non pas seulement sur les lèvres, et qui plonge au plus profond de l’âme la racine de ses fleurs immortelles et sombres. Trésors aussi de rythme, d’harmonie, et d’instrumentation ; en écoutant les appels de Brangaene, portés sur la houle très douce de l’orchestre où se croisent et se fondent tant de mouvemens et tant de voix, on comprend ce que disait un jour de Wagner M. Boito : « Cet homme a possédé tout entier le monde harmonique, dont on n’avait conquis avant lui qu’un hémisphère. »

Cela, c’est la halte dans l’extase ; plus sublime encore, au troisième acte, est la halte dans la douleur et devant la mort. Au théâtre, et rien qu’au théâtre, l’introduction de ce dernier acte et la mélopée du berger prennent toute leur navrante éloquence. Il faut voir, sur la haute et vieille terrasse qui domine la mer, le mourant endormi sous un regard fidèle. Seul, le spectacle de cette solitude et de cette souffrance achève après coup la beauté du prélude que nous venons d’entendre et la beauté présente de la cantilène que nous entendons. Beauté non pas fugitive, mais durable, et que nous pouvons retenir. Oh ! qu’il est rare, dans Wagner, le moment qui s’arrête, quand on lui dit : tu es si beau ! Jouissons de celui-ci, puis qu’il demeure. Aussi bien, il y a des relâches en cette longue agonie de Tristan : elle n’est pas toujours un combat et un transport, mais quelquefois une méditation, une rêverie et un souvenir. Elle est une conûdence aussi, lorsque Tristan, allant