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à Shakspeare, à Spenser, à Chaucer, c’était premièrement faire-justice ; et c’était, en second lieu, secouer l’influence étrangère. Pareillement, pour des Allemands, retourner à leur moyen âge, c’était libérer ou épurer le génie national de ce que tant de mélanges y avaient introduit d’étranger. Mais nous, Français, nous ne pouvions pas estimer les Mystères au-dessus, de la tragédie de Racine, ou préférer à Molière l’auteur anonyme de la Farce de Pathelin ; et, au contraire, de rompre avec le classicisme, les mieux informés, comme Sainte-Beuve, se rendaient compte qu’en somme, c’était rompre avec les traditions qui jadis avaient assuré le règne européen de la littérature française. C’est pourquoi, tandis que nous hésitions, et que nous flottions, pour ainsi parler, de Malherbe à Ronsard et de Ronsard à la Chanson de Roland, les littératures étrangères, — l’allemande, l’anglaise, l’italienne même, qui, par-delà le siècle des humanistes, pouvaient remonter jusqu’au siècle de Dante, — se « nationalisaient » tous les jours davantage. On se repliait, on se concentrait sur soi-même. Autorisée par les conclusions des érudits, des philologues, des grammairiens, la critique enseignait que la « littérature, » étant l’expression de ce qu’il y a de plus intime dans le génie des grands peuples, un grand peuple y devait donc demeurer plus étroitement attaché qu’à pas un de ses souvenirs ou à pas une de ses traditions. Sa littérature était sa conscience. « Le roi Shakspeare, comme disait Carlyle, était le lien du Saxonnat. » C’était lui, de New-York à Paramatta, qui maintenait l’Anglais dans la conscience de sa mentalité. Et, pour cette raison, ses défauts eux-mêmes, s’il en a, — je veux dire Shakspeare, — devenant autant de qualités, la première des vertus qu’on exigeait d’un écrivain anglais ou allemand, ce n’était plus de bien écrire et de bien penser, mais de penser d’une manière vraiment « germanique » ou « anglo-saxonne. » Et qu’était-ce que penser d’une manière vraiment anglo-saxonne ou germanique ? Les vicissitudes de l’histoire avaient fait qu’au début de notre siècle, c’était penser de la manière la moins française possible ; — et, plus généralement, la moins latine.

Une autre cause n’a pas moins contribué à développer cet esprit de « nationalisme ; » et c’est celle dont on ne voit nulle part mieux l’influence que dans l’histoire de la littérature italienne contemporaine. De 1796 à 1860, ou même à 1870, ce que les Italiens ont exigé de leurs écrivains, et je ne dis pas de leurs