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espèce de dilettantisme, qui n’est à vrai dire que du scepticisme, on voyait d’autre part une sorte de critique « sociologique » ou « sociale » gagner tous les jours du terrain sur cette critique trop désintéressée de la valeur morale des œuvres de la littérature et de l’art. Les livres ont des conséquences : les tableaux aussi peuvent en avoir ; et il est vrai que Taine s’en était douté, l’avait compris sur la fin de ses jours, mais nous l’avons dit plus haut, si jamais la transformation s’achève, le nom qui sans doute y devra demeurer attaché, c’est celui de John Ruskin.

On a cru pouvoir dire du naturalisme qu’il n’était, en un certain sens, qu’une application de la critique à des genres d’écrire qui n’avaient relevé jusqu’à lui que de l’imagination, et la définition est évidemment trop étroite. Elle n’exprime qu’un seul des aspects du naturalisme. Mais ce n’en est pas le moins intéressant, et d’aucun genre la formule ne s’est trouvée plus vraie que du roman. On sait qu’il y a peu de romans « classiques, » et mettant à part ceux de Rabelais et de Cervantes, qui tiennent encore de l’épopée plutôt que du roman, on ne voit guère à nommer que le roman picaresque des Espagnols, aboutissant chez nous au Gil Blas de Lesage, et le roman anglais du XVIIIe siècle, celui de Daniel de Foc, de Richardson et surtout de Fielding. Faut-il y ajouter la Manon Lescaut de l’abbé Prévost ? L’Héloïse est d’un autre ordre, et on ne sait, à vrai dire, de quel nom l’appeler. C’est qu’en ce temps-là, et même en Angleterre, le théâtre attirait à lui tout ce qu’il y avait d’ambitions littéraires, et, pour ainsi parler, de talens disponibles. Mais, inversement, avec une plasticité que l’on ne se doutait pas que le roman possédât, nous l’avons vu dans notre siècle s’enrichir à son tour de ce que le théâtre laissait échapper de son ancien pouvoir, et, insensiblement, s’adapter à toutes les exigences de l’esprit contemporain. On s’étonne quelquefois de la fécondité du roman contemporain, et on affecte même de s’en indigner. L’étonnement est justifié, mais l’indignation porte à faux. Il n’est rien qu’on ne puisse faire dire, que ce siècle n’ait réussi à faire dire au roman ; le roman est devenu le genre universel ; et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? de tous les moyens qu’il y ait de mettre à la portée des foules les difficiles problèmes dont s’inquiète l’âme contemporaine, il est aujourd’hui le plus puissant peut-être, parce qu’il est le plus séduisant.

Le Werther de Gœthe, et les Confessions de Rousseau, où la