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littérature française, avec le roman-feuilleton, que ce que vingt théâtres leur en offrent quotidiennement. Toute une population, dont les acteurs de tout ordre ne font que la moindre partie, — costumiers, machinistes, allumeurs de quinquets, marchands de programmes, ouvreuses, figurantes, mères d’actrices, habilleuses, — ne vit que du théâtre, pour le théâtre, et par le théâtre. Aucune industrie littéraire ne produit, quand on y réussit, de plus gros bénéfices. Aucun genre de succès n’a plus de retentissement, ne donne du jour au lendemain plus de gloire ou de notoriété, de popularité même, qu’un succès de théâtre. Le besoin du journal n’est pas plus répandu, plus universel, je dirai même plus impérieux, pour une foule de nos contemporains, que celui de l’opérette ou du café-concert. L’éducation bourgeoise de nos jeunes filles se complète, elle se perfectionne, elle se « couronne » par quelques couplets de Miss Helyett ou de Joséphine vendue par ses sœurs… Mais, en dépit de tout cela, si l’on y veut regarder de plus près, il est aisé de voir que la littérature dramatique n’a rien produit de nos jours que l’on puisse comparer, fût-ce de loin, à l’œuvre immortelle de Racine, de Molière, de Corneille, de Calderon, de Lope de Vega, de Shakspeare, de Sophocle ou d’Eschyle. Où sont seulement notre Zaïre et notre Barbier de Séville ? Les drames de Schiller sont-ils très supérieurs à nos tragédies de second ordre ? Ceux de Byron sont-ils des drames ? Si les Italiens voient dans Alfieri le « créateur de leur tragédie nationale, » peut-on dire qu’il existe une tragédie italienne ? Que reste-t-il du Carmagnola de Manzoni, qu’une « lettre sur les trois unités ? » et pour le faire court, chez nous, comme en Angleterre et comme en Allemagne, le romantisme et le naturalisme n’ont-ils pas échoué, l’un après l’autre, et diversement, mais complètement, à produire une œuvre de théâtre qui ne fût pas la contrefaçon ou le mélange hybride du drame shakspearien et de la tragédie classique ?

Quelques-unes de ces œuvres surnageront-elles ? quelques drames de Schiller, sa Marie Stuart ou son Guillaume Tell ? ou le Faust de Gœthe ? ou les Deux Foscari de Byron ? ou l’Hernani et le Ruy Blas d’Hugo ? On ne le saura que dans une centaine d’années ! J’aurais presque plus de confiance dans la durée de ce Théâtre où Musset, s’inspirant à la fois du Songe d’une nuit d’été et du Jeu de l’Amour et du Hasard, a mêlé, sinon fondu toujours ensemble, quelque chose de la psychologie maniérée de Marivaux