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européenne. Il en faut dire autant de « l’âme Scandinave. » Ce sont les Revenans, Maison de Poupée, le Canard sauvage qui l’ont révélée à l’Europe avec le nom d’Henrik Ibsen. Et, grâce à eux tous, mais peut-être surtout aux derniers, il semble que, pour le moment, la littérature ait été libérée des liens où la retenait la théorie de l’art pour l’art. Elle l’a été également de ce qu’il y avait dans le naturalisme de plus inacceptable ; — et c’était son impassibilité.

Si diverses que puissent être l’inspiration d’un Tolstoï et celle d’un Ruskin, leurs œuvres ne laissent pas, en effet, d’avoir quelques traits de communs, et ce sont les plus généreux. Elles ne sont pas à elles-mêmes leur but ; et, après cela, je ne répondrais pas qu’en les écrivant leurs auteurs n’aient point prétendu à la gloire « d’avoir bien écrit, » mais ils ont eu d’abord la prétention ou l’intention de « bien penser, » et surtout celle d’agir. Leur inspiration est sociale ; et tous ensemble, Norvégiens, Russes ou Anglais, en même temps qu’œuvre d’artistes ils ont voulu faire œuvre d’hommes, œuvre utile, œuvre morale, et travailler au « perfectionnement de la vie civile. » L’un des poèmes les plus populaires d’Elisabeth Browning est son appel à l’humanité « en faveur des enfans employés dans les manufactures ; » et tel drame d’Ibsen n’est autre chose qu’une prédication contre l’alcoolisme. Dira-t-on peut-être là-dessus que, si l’on ne saurait employer trop d’ardeur en de semblables combats, il ne semble pas nécessaire d’y dépenser tant de talent ? Il y a aussi des moyens trop faciles d’émouvoir de pitié, d’indignation, ou de colère les imaginations des hommes, et Dickens ou Dostoïevsky en ont plus d’une fois abusé. Jamais non plus,


…. Iphigénie, en Aulide immolée,


ne fit verser autant de pleurs que la Case de l’Oncle Tom, mais le roman d’Henriette Beecher Stowe est-il bien un roman ; est-il même de la « littérature ? » On peut se poser la question. Si les naturalistes français, en général, ont eu le tort d’exclure la morale de la représentation de la vie, les naturalistes anglais, russes ou Scandinaves, ont eu celui de souvent confondre la notion de l’art avec celle de l’utile. Et certes, l’utile et le beau ne sont point inconciliables ou incompatibles ! Ils ne le sont pas plus que ne le sont ensemble l’art décoratif ou industriel, et ce que l’on appelle pompeusement « le grand art. » Mais il faut pourtant