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volontiers, comme Hugo, nommés du nom de « Mages. » D’une différence de degré que les romantiques, et avant eux les classiques, avaient mise entre la foule et l’élite, mais une élite assez nombreuse encore, les théoriciens de l’art pour l’art prétendaient faire une différence de nature ou d’essence, et n’admettaient qu’eux-mêmes à former cette élite. S’ils consentaient parfois à descendre de leurs nuages, et, comme on dit familièrement, à prendre langue parmi les hommes, ce n’était que pour faire sentir les traits d’un dédain olympien à quiconque se souciait d’autre chose au monde que de broyer des couleurs ou de cadencer des phrases. On les voyait s’enorgueillir de n’être pas compris, et trouver, dans l’accueil plus froid ou plus indifférent que l’opinion faisait à leurs œuvres, une raison de persévérer dans leurs erreurs, au besoin même de les aggraver. Et finalement, à mesure qu’ils faisaient consister le tout de l’art dans l’application des procédés d’une rhétorique plus conventionnelle et plus arbitraire, à mesure aussi devenaient-ils plus étrangers à la vie de leur temps. On ne saurait, sans le plus grand danger pour lui-même, couper l’art de ses communications avec la vie, — nous disons bien la vie commune, vie journalière, la vie de tout le monde, — et non seulement quand on y tâche, on s’expose, ou plutôt on expose l’art lui-même au juste reproche d’immoralité, mais encore on en dessèche et on en tarit l’inspiration jusque dans ses sources.

Nous venons d’écrire le mot d’immoralité, et, sans nous engager dans la très difficile question des rapports de l’art avec la morale, il nous faut pourtant constater que la grande erreur des théoriciens de l’art pour l’art a été de vouloir séparer l’art d’avec la morale encore plus profondément que d’avec la vie même. Ils s’autorisaient en ce point de l’exemple de la nature, qu’on ne voit pas, disaient-ils, qui se soucie de morale, et que, par suite, on n’imite plus, mais on la déforme ou on l’altère dès qu’on prétend la moraliser. Ils oubliaient seulement que, si nous ne sommes point les maîtres de la nature, toute notre dignité d’hommes ne consiste qu’à nous émanciper de la tyrannie de ses lois ; et il serait donc inadmissible que l’art eût pour fonction ou pour objet de nous y rengager. Quelle est d’ailleurs cette nature qu’il s’agit d’imiter ? Sans doute ce n’est pas la nature extérieure ! Quelques poètes ont pu rivaliser de coloris ou d’éclat avec des peintres, mais pour l’auteur dramatique, pour le romancier, pour