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c’était prendre mal son temps que de vouloir « s’isoler, » dans un siècle dont les tendances, à mesure qu’il déroulait son cours, devenaient de jour en jour plus « sociales » en devenant plus démocratiques ? Des formes nouvelles de misère ou de souffrances étaient certes plus dignes d’intérêt que les vulgaires aventures d’un ambitieux déçu ou d’un amant trompé. Et puis, quand toutes ces causes réunies n’auraient pas été de nature à provoquer une réaction contre l’individualisme romantique, il y aurait suffi d’une dernière ; — qui vaut la peine qu’on y insiste un peu.

Le principe ou le fondement d’une poétique individualiste, c’est la conviction, plus ou moins raisonnée, mais intime, qu’aucun homme n’est tenu de soumettre son jugement à celui d’un autre homme : Nullius addictus jurare in verba magistri. Ce que les uns approuvent ou admirent, d’autres le blâment ou le critiquent. Les mêmes objets excitent en nous des mouvemens différens. Celui-ci ne peut souffrir Horace, et celui-là en fait ses délices. Byron mettait Pope au-dessus de Shakspeare, il l’affectait du moins ; et Lamartine n’a vu dans La Fontaine que le conteur des Oies du Frère Philippe ou de Mazet de Lamporecchio. Ajoutez à cela que l’éducation première, l’expérience de la vie, viennent encore diversifier et, en le diversifiant, aggraver ce que déjà la nature avait mis de différence entre les hommes. Un colonel de cavalerie ne voit pas les choses du même œil qu’un négociant de la Cité de Londres ; un politicien de New-York n’envisage pas les questions du même point de vue qu’un prélat romain. Comment donc disputerait-on « des couleurs et des goûts ? » Comment y aurait-il un bon et un mauvais goût ? Et comment, enfin, quelque expression de moi-même qui m’échappe, oserait-on m’en reprendre ou s’en montrerait-on scandalisé ? Chacun de nous est la mesure des choses, et n’ayant que lui pour témoin authentique et irrécusable de ses impressions, n’en reconnaîtra donc aussi que lui-même pour juge. Vers le milieu du XVIIIe siècle, la critique de Hume et celle de Kant avaient accrédité philosophiquement ces paradoxes ; Hegel était ensuite venu avec son « identité des contradictoires ; » et les formules mêmes de l’incertitude et du doute avaient été posées comme lois de l’esprit. On est bien obligé de parler de ces choses à propos de littérature, puisque, de nos jours même, un Taine, dans ses dernières années, a pu réussir à se dégager du réseau de ces sophismes, mais un Scherer et un Renan y sont demeurés embarrassés.