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le plus doux. A ceux qui prétendaient administrer la littérature comme on faisait de la grande voirie, l’écrivain répondait en se retirant de la circulation publique, et en se retranchant dans son for intérieur, ou, plus poétiquement, dans « sa tour d’ivoire. » Qu’y avait-il de plus simple et de plus naturel ?

Mais ce qui est théoriquement le plus naturel du monde ne l’est pas toujours en pratique ou dans la réalité. S’il y a des genres, des formes littéraires, tels que la poésie lyrique, par exemple, et tels que les Confessions ou les Mémoires, qui souffrent l’expansion du Moi, qui ne la souffrent pas seulement, mais qui l’exigent, comme n’ayant à vrai dire de raison d’être que par elle, — qu’est-ce en effet que des confessions dont l’auteur ne se « confesserait » pas ? — il y a d’autres genres qui ne supportent pas longtemps cet étalage, ainsi le roman, ou même jamais ni du tout, ainsi l’histoire ou le théâtre. Les romantiques ne devaient pas tarder à s’en apercevoir. Plus promptement encore ils s’aperçurent que ce fier isolement de l’écrivain ou du poète, s’il avait jadis été possible, en des temps éloignés, ne l’était plus dans les conditions de la vie moderne et contemporaine. Un grand seigneur de lettres, comme Byron, ou le pensionnaire d’un principicule allemand, comme Goethe, peuvent bien, de notre temps, soutenir cette attitude hautaine ; et, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, on la permet encore à un Burns ou à un Shelley, à un Verlaine, quand toutefois ils ne meurent pas d’y avoir voulu persister. Mais la plupart des écrivains ! Disons un peu crûment les choses, et ne craignons pas de faire dans l’histoire des idées une place aux considérations de l’ordre matériel. Depuis que les écrivains sont devenus des « professionnels, » et qu’ils ne sauraient réussir, — je ne dis pas à faire fortune, mais à vivre et à se faire une réputation, — qu’autant qu’ils se donnent tout entiers à leur profession, l’abondance et la régularité de la production sont devenues le principal de leurs moyens de succès ; et qu’est-ce qu’un homme tout seul peut tirer de la perpétuelle contemplation de soi-même ? Hélas ! il y a vraiment trop peu de sensations originales, quoi qu’on en ait pu dire ; et, dans la quantité de la production poétique du siècle, on est surpris, on est humilié, tout au rebours de ce qu’on nous promettait, de voir en combien de manières un homme ressemble aux autres hommes ! Autre découverte que les romantiques ne pouvaient manquer de faire à leurs dépens. Mais comment encore ne se fussent-ils pas aperçus que