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Shelley. En tout cas, je n’en sache pas qui résument plus heureusement ce qu’il y a d’essentiel dans le romantisme. On n’écrit point pour se faire lire, mais à cause d’un besoin qu’on éprouve de penser ou de sentir tout haut ; de se « répandre » ou de « s’épancher ; » de prendre en écrivant conscience de soi-même, et d’apprendre aux autres hommes en combien de manières nous différons d’eux. Encore une fois, si c’est le contraire de l’idéal classique, — et on en trouverait la preuve dans le mot de Pascal sur Montaigne : « Le sot projet qu’il a eu de se peindre ! » — il n’y a rien de plus romantique. Mais qu’y a-t-il aussi de plus anglais ? La littérature anglaise est une littérature profondément, foncièrement, essentiellement individualiste ; et si la nation, prise en gros, ne l’est pas plus qu’une autre, ou si même il n’y en a pas qui ait mieux connu tout le pouvoir de l’association, c’est donc aussi pour cela qu’au sens propre ou étymologique du mot, on n’en citerait, je crois, pas une, dont les grands écrivains et les grands poètes soient en général plus eccentrics, et quand il le faut, jusqu’à la bizarrerie.

On ne saurait nier aujourd’hui qu’entre 1830 et 1840, cet individualisme, s’il avait contre lui toute l’autorité de la tradition classique, eût en revanche pour lui tout ce que cette autorité avait contraint de naturelles impatiences, méconnu de droits légitimes, et entravé de libertés nécessaires. Je me sers ici d’expressions que j’emprunte au vocabulaire de la politique, pour mieux indiquer ou souligner le caractère d’étrange violence qu’on vit prendre un moment aux luttes littéraires. C’est qu’aussi bien, sans l’avoir voulu, les maîtres du classicisme en étaient devenus proprement les tyrans. On avait extrait de leurs œuvres des règles, ou des « règlemens, » en dehors desquels on n’admettait pas qu’il y eût de beauté littéraire, et des grammairiens ou des rhéteurs, de l’espèce de Gottsched ou de Népomucène Lemercier, s’en étaient constitués les vigilans et inflexibles gendarmes. « Où sont vos papiers ? » c’était la première question qu’on posait au poète. Une tragédie parfaite devait répondre à vingt-six conditions, pas une de plus ni de moins, et selon qu’elle n’en réalisait que vingt-cinq ou vingt-quatre, elle descendait d’un ou deux degrés dans l’estime des « bons juges. » Évidemment, on ne pouvait se délivrer de l’excès de cette tyrannie sans un peu de violence, et parmi tous les moyens qu’on en pouvait choisir, l’émancipation de la personnalité de l’écrivain, qui en était le plus sûr, en était aussi