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quelles résistances, avant d’établir souverainement son empire, il avait rencontrées, et on se contentera de noter que, n’en ayant nulle part éprouvé de plus vives, ni de plus justifiées qu’en Angleterre et en Hollande, il les avait finalement surmontées. C’était vers le commencement du XVIIIe siècle. Les Allemands, eux, plus dociles, en avaient accepté bien plus tôt le principe, en tant qu’il consistait dans l’imitation des modèles antiques, vus, depuis Louis XIII, au travers des modèles français ; et on doit même dire que, le peu de champ que l’Art poétique de Boileau laissait encore à l’imagination ou à la sensibilité du poète, c’était l’illustre Gottsched qui l’avait supprimé. D’une manière générale, et en faisant les exceptions qu’il faut toujours faire, il régnait donc, dans l’Europe entière, à la veille de la Révolution française, une façon de penser ou de sentir commune. De Londres à Saint-Pétersbourg, où la littérature russe commençait à sortir de l’enfance, et de Paris à Naples, où l’on ne jurait alors que par nos « philosophes, » on concevait à peu près de même l’objet, le rôle, et la fonction de la littérature. C’était à peine si quelques indisciplinés, dont le plus redoutable était Lessing, osaient demander qu’on les débarrassât des Grecs et des Romains. Ou plutôt, et tout en travaillant à s’en débarrasser, c’est à peine si l’on peut dire qu’ils eussent conscience de leurs desseins ; et, en tout cas, ni leur réputation, ni leur autorité n’avaient franchi les bornes de leur propre pays, n’avaient reçu la consécration de l’étranger, n’étaient, en un mot, devenues « européennes. »

Est-ce un honneur, ou une gloire, d’avoir secoué le joug du classicisme ? C’est donc à nous, Français, qu’il appartient de les revendiquer si, de cette réaction, ce sont deux livres français qui ont donné le signal : la Littérature, de Mme de Staël, et le Génie du Christianisme, de Chateaubriand. A l’idéal païen, dont s’étaient systématiquement inspirés les écrivains de l’âge classique, — et aussi les acteurs du drame révolutionnaire, Camille Desmoulins ou Saint-Just, — le second de ces deux livres opposait l’idéal chrétien ; et aux modèles grecs et latins, sans en méconnaître pour cela ni la grandeur ni la perfection, le premier proposait de joindre désormais, sinon de substituer, les maîtres des « littératures du Nord. » Les survivans du XVIIIe siècle, les héritiers des Encyclopédistes, ceux que Napoléon appelait les idéologues, — et ils étaient nombreux encore, et ils étaient puissans, — essayèrent bien de résister. Mais ils n’étaient pas de force ! Aucun d’eux, aucun