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la statistique de ces suicides par le feu, de 1814 à 1829 ; elle est effrayante. Enfin Rammohun Roy vint démasquer le volontaire et homicide contresens qui avait coûté la vie à tant d’êtres humains. Dès lors la cruauté des brahmanes n’avait plus d’excuse. L’Inde avait pour vice-roi l’honnête, le libéral lord William Bentinck. Le parlement, — bien différent alors de ce qu’il est aujourd’hui, — eut un mouvement de généreuse indignation qui mit en déroute la politique égoïste de non-intervention et le bûcher des veuves fut aboli. Les Hindous se soumirent. En soixante-dix années on ne cite qu’un cas de révolte ouverte et quelques furtives contraventions dont la plus récente remonte à cinq ou six ans.

Interdire le suicide aux veuves, ce fut le premier pas ; autoriser le second mariage fut le suivant. Pour y atteindre, on procéda comme avait fait Rammohun Roy. On battit en brèche le préjugé religieux en prouvant que les Védas permettaient et encourageaient le second mariage des veuves. On n’eut pas de peine à y découvrir ce texte décisif : « Femme, lève-toi d’auprès de ce cadavre que la vie a quitté et prends la main de l’homme qui désire être ton mari. » Manou et Vasichta eux-mêmes, qu’on a vus si sévères pour les femmes, reconnaissaient la légitimité d’une seconde union pour la veuve dont le mariage n’a pas été consommé. Ces textes, avec tous les commentaires moraux et historiques qu’ils comportent, se trouvèrent réunis et discutés dans un livre publié en 1855 par un célèbre lettré, Isvara Chandra Vidyasagar. M. Bose nous explique d’un mot le caractère de cet homme de bien en disant : « Il avait fait sa fortune comme un Anglais, il la dépensa comme un Hindou. » Entendez par là qu’il la donna toute pour le soulagement des misérables et la propagande morale. Vingt mille exemplaires de son livre furent vendus en quelques mois. Le gouvernement, toujours timidement honnête et disposé à agir à la condition que les natifs prissent la première initiative, passa, l’année suivante, une « Résolution en Conseil » qui avait force de loi et qui autorisait les veuves des brahmanes à se remarier.

J’ai le regret de dire que les mœurs ont été, dans ce cas, plus puissantes que les institutions. En plus de quarante ans, c’est à peine si l’on compte cent veuves qui aient osé profiter de la faculté que leur conférait l’acte de 1856. Cependant le mouvement auquel se rattache le nom respecté de Vidyasagar était une étape