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et véritable de la condamnée serait une application encore plus édifiante de leur principe. Une simple syllabe changée dans un passage du Rig-Véda en altéra la signification très claire et prescrivit le suicide de la veuve. Pour la décider au sacrifice, on entoura la cérémonie d’une sorte de pompe triomphale ; on persuada à la victime que ce court instant de souffrance assurait sa rédemption, celle de son mari et de tous les siens. Beaucoup se laissaient tenter par cette canonisation, par cette apothéose d’une heure. D’autres, pauvres âmes ! croyaient voir, au-delà des flammes, le mari que, malgré tout et surtout malgré lui, elles avaient aimé. Celles qui manquaient de conviction et de courage, on les stimulait, on les endormait, suivant les cas, au moyen d’une boisson enivrante ou stupéfiante. Le jour venu, si la douleur était la plus forte et si la malheureuse victime cherchait à s’échapper, le cercle des assistans lui barrait le passage. Ses frères, ses enfans, ses proches la repoussaient vers la flamme avec des phrases qui eussent été d’un burlesque fou, si elles n’avaient été d’un tragique achevé : « Tu veux donc nous déshonorer ? Tu ne nous aimes pas, tu n’aimais pas notre père, notre frère, tu n’as pas de cœur !… Allons ! ce n’est qu’un petit moment à passer… Songe que tu nous sauves jusqu’à la septième génération. » Ce langage est-il tout à fait nouveau pour nous ? N’est-ce pas ainsi, et d’une manière plus lâche encore et plus égoïste, qu’Admète parle à ses parens dans la tragédie d’Alceste ?

Quoi qu’il en soit, l’usage s’établit et demeura le privilège exclusif de la haute caste. Il eût fait beau voir que la veuve d’un soudra aspirât à un tel honneur ! On lui eût vite rappelé que le bûcher n’est pas fait pour les petites gens, pour ceux qui ne sont nés qu’une fois. Pour faire comprendre à quel point la mode et le snobisme s’en mêlèrent, je suis obligé d’accentuer les termes à outrance : se brûler vive sur la tombe d’un mari, ce fut le dernier mot du chic.

Les Anglais trouvèrent le satisme en pleine vogue. Avec cette indifférence dont les « administrations régulières » sont trop souvent capables, ils sanctionnèrent cette institution en la restreignant. Rien n’était plus contraire à l’esprit de la loi anglaise, qui assimile le suicidé à un assassin (felo de se), mais on avait promis de respecter les coutumes hindoues. On se contenta donc d’exiger de la Sati une déclaration, dûment certifiée, comme quoi elle se brûlait librement et de son plein gré. J’ai sous les yeux