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victimes. Il les entend encore[1], et ce souvenir a été une des premières causes de son apostolat.

La justice anglaise, demandera-t-on, n’intervient-elle pas dans de telles circonstances ? La justice anglaise se retranche volontiers derrière le respect hypocrite des institutions indigènes et de la vie privée. Mais, ici, elle fait plus, elle prête main-forte à l’attentat ; elle greffe la grossièreté britannique sur l’immoralité hindoue. Il existe une antique loi qui salit le Statut comme la loi du congrès salissait nos codes. Cette loi honteuse et brutale n’ose plus guère se montrer en plein jour dans une cour de justice anglaise ; le juge qui tenterait de s’en servir serait reconduit à coups de balai par les vieilles femmes de son quartier. Dans l’Inde, elle faisait encore bonne figure, il y a dix ans. C’est elle qui envoie l’homme en possession de sa propriété vivante, qui ferre la femme à son boulet, qui la condamne à une cohabitation quelquefois pire que le bagne. Cela s’appelle « Restitution du droit conjugal. » Il est bon de donner le nom de cette loi comme on donne le signalement d’un malfaiteur.

En 1887, une jeune fille noble, pure, intelligente, admirablement élevée, refusa de se livrer à un misérable auquel on l’avait fiancée lorsqu’elle était en nourrice. Elle s’appelait Rakhmabai. Le premier juge accueillit sa protestation, mais un second jugement, rendu par plusieurs magistrats réunis, prononça la restitution du droit conjugal. Elle n’obéit point : on la jeta en prison. Dans une lettre adressée à l’auteur de The Woman in India, pour lui annoncer le triste résultat de ses démarches, la pauvre prisonnière ajoutait : « Il n’y a rien à espérer pour la femme dans l’Inde. On prétend que mon malheureux procès aura pour effet d’améliorer son sort. Mais je n’en crois rien. Les maris, stimulés par leurs impitoyables mères, n’hésiteront pas à réclamer leurs droits, maintenant qu’ils ont la certitude d’avoir gain de cause devant les tribunaux… Vivons-nous sous l’empire des lois anglaises qui se vantent d’être justes pour tous ? Est-il vrai que nous ayons une femme pour souveraine ? » L’impératrice-reine n’entendit pas l’appel de l’affligée. C’est le choléra qui vint à son secours en la délivrant d’une vie détestée.

Tous les maris ne sont pas méprisables, toutes les belles-mères

  1. Dayaram Gidumal, Un Réformateur Parsi dans l’histoire contemporaine de l’Inde, trad. de l’anglais, préface par J. Menant, membre de l’Institut, introduction par D. Menant. Paris, 1898.