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petite église qui se proposait d’éclairer l’Orient et l’Occident.

Quel est, actuellement, l’état d’esprit des hommes qui appartiennent à ce groupe, ou à des associations analogues ? Beaucoup sont arrivés à l’athéisme pratique, à un parfait nihilisme religieux ; d’autres, en plus grand nombre, sont retournés silencieusement à l’ancienne foi et ont été ressaisis par les subtiles influences idolâtriques qui émanent du milieu et des traditions. Peut-être est-ce là surtout une question de climat. De même que la nature tropicale transforme en arbres nos arbustes, l’Inde fait des dieux de ceux que nous appelons des grands hommes. Nous leur votons un piédestal, et l’Inde leur accorde un autel. Il y a douze ans, un curieux personnage mourait dans un village sur les bords de l’Hougly, à quelques lieues de Calcutta. C’est là que s’était écoulée toute sa vie. Que faisait-il ? Absolument rien. Il méditait. On venait le voir, causer avec lui, et, peu à peu, on tombait dans un état intellectuel exquis, qui tenait de la torpeur et de l’enthousiasme.

Au retour d’une visite faite à Ram Krichna, — c’était le nom du solitaire, — un des principaux leaders du néo-hindouisme écrivait ces lignes caractéristiques : « Ma pensée flotte encore dans l’atmosphère lumineuse qui enveloppe cet homme extraordinaire ; mon esprit n’a pas encore rompu le charme de cette mystérieuse et indéfinissable émotion qu’il répand autour de lui. Qu’y a-t-il de commun entre nous, entre moi, l’Indien civilisé, presque européanisé, à demi sceptique, et lui, le pauvre illettré, à demi idolâtre ? Comment se fait-il que je passe de longues heures à l’écouter, fasciné, ravi, moi qui ai entendu Disraeli et Fawcett, Stanley et Max Millier, moi, l’ardent disciple du Christ, l’ami des missionnaires au large et généreux esprit, moi, l’un des plus énergiques et l’un des plus laborieux promoteurs de la Brahma Samaj ? » Et il ajoutait : « Je ne suis pas le seul. Bien d’autres sont venus interroger Ram Krichna et ont subi son ascendant. » Ram Krichna était trop humble pour enseigner, mais il laissait tomber des paraboles qui éclairaient vaguement les problèmes de l’âme par des comparaisons avec les phénomènes du monde physique. Il avait longtemps observé les pratiques musulmanes et il inclinait respectueusement la tête au nom de Jésus. Il semble que, pour lui, s’exhalât de toutes les religions quelque chose qui était la Religion : une suprême abdication de l’être humain dans l’humilité et dans l’amour.