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au-dessus de la fortune, on élevait bien haut la noblesse de naissance, la noblesse de situation, le talent, la vertu, La sainteté. L’Angleterre contemporaine, acceptant le nouvel ordre économique et financier comme un ordre politique plus profond et, par extension, comme un ordre providentiel, a trop souvent, et d’une manière ouverte, adoré l’argent. Ce n’est pas, à coup sûr, ce que les Anglo-Saxons ont introduit de meilleur dans le monde moderne, ni le plus bel exemple qu’ils ont donné aux Latins[1].

Outre l’individualisme économique et l’individualisme politique, l’un aboutissant au culte de l’argent, l’autre à l’égoïsme individuel et national, l’Angleterre a fait triompher la morale utilitaire et le droit utilitaire. Que l’utilitarisme soit la marque propre de l’esprit anglo-saxon dans la philosophie morale et juridique, c’est ce qu’il est difficile de contester, et c’est aussi, semble-t-il, ce qu’il est difficile d’admirer sans réserve.

Dans leurs rapports avec les autres peuples, qu’ils soient latins, germains, celtiques, hollandais, les nations utilitaires ont certainement de grands avantages. Comment en serait-il autre-mont ? Parfois aussi elles en abusent. Les Anglo-Saxons ne se sont-ils jamais fait accuser d’égoïsme, de superbe dédain pour les droits d’autrui ? « Nous ne subsisterions pas si nous étions justes un seul jour, » disait au siècle dernier le plus grand orateur de l’Angleterre. Tocqueville écrivait à Mme Grote la surprise que lui causait l’habitude apportée en politique par l’esprit anglais : « La cause dont le succès est utile à l’Angleterre est toujours la cause de la justice. » En France, ajoutait-il, « nous avons fait souvent des choses injustes en politique, mais sans que l’utilité cachât au public l’injustice. Nous avons même quelquefois employé de grands coquins, mais sans leur attribuer la moindre vertu. » L’Angleterre, elle, glorifie tous les moyens dont elle est la fin. Elle accorde son estime à qui réussit, son amitié à personne. Dure et impitoyable dans la répression des révoltes, la politique anglo-saxonne fut trop souvent indifférente aux souffrances et aux griefs de ceux qu’elle dominait ; elle a réduit l’Inde à la famine ; elle a

  1. En réponse aux détracteurs des Latins, Ouida rappelait récemment, dans une revue italienne (Nuova Antologia, août 1899), que « la richesse est le facteur dominant dans la vie sociale et politique de l’Angleterre, et qu’un commerce sans scrupule forme le seul but de l’impérialisme dont on a récemment levé l’étendard. » La vieille noblesse a été étouffée sous une nouvelle, « créée seulement à base d’argent ; » tout ministère, en quittant le pouvoir, laisse son lot de « riches élevés à la dignité de lords. »