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lien par lequel il avait en quelque manière enchaîné le second : ce lien n’aura vraisemblablement pas une solidité bien durable, mais il suffit de quelques mois pour sortir de la crise actuelle. Lord Salisbury croit donc n’avoir rien à redouter, et il ne traite pas sans quelque dédain, on pourrait même dire sans quelque intention de défi, toute idée d’une intervention de l’Europe dans une affaire qui, à son avis, ne la regarde pas. « J’ai vu, dit-il, qu’on avait suggéré, et c’est là une suggestion plus qu’étrange, que les autres puissances s’ingéreraient dans cette question, et que, sous une forme ou sous une autre, elles dicteraient aux intéressés les résultats à obtenir. Que personne n’imagine que c’est ainsi que pourrait se terminer le conflit ! C’est nous seuls qui le conduirons jusqu’au bout. L’ingérence de qui que ce soit n’aura pas d’influence sur le dénouement, d’abord parce que nous n’accepterions pas cette ingérence, ensuite parce que je suis convaincu que cette idée n’est venue à l’esprit d’aucun gouvernement du monde. » Et lord Salisbury rappelle les dernières guerres qui ont conduit à de grandes modifications territoriales : aucune, dit-il, ne s’est terminée par l’intervention des autres puissances. Rien n’est plus vrai. Peut-être cette abstention, cette inertie des puissances est-elle un phénomène historique dont le XIXe siècle aura médiocrement à se glorifier dans l’avenir ; mais, quant au fait en lui-même, il ne saurait être contesté. Lord Salisbury est convaincu qu’il en sera du présent comme du passé : il a raison. Aucune des puissances qui pourraient intervenir n’a, dans l’affaire, un intérêt assez grand pour s’exposer aux inconvéniens d’une fausse démarche. L’abstention de l’Allemagne est un gage de toutes les autres, et on ne saurait douter, après avoir lu le discours triomphant du premier ministre anglais, que cette abstention lui a été promise, qu’il y compte, qu’il a le droit d’y compter.

Et, d’ailleurs, y a-t-il encore une Europe ? On a déjà dit le contraire, et, depuis que cette grave parole a été prononcée, rien ne l’a démentie. Pourquoi l’Europe interviendrait-elle au profit de l’équilibre africain, puisqu’elle n’est pas intervenue pour maintenir l’équilibre européen lui-même ? L’Angleterre ne rencontrera d’autres difficultés dans son entreprise que celles qui résultent de la nature des lieux et de la résistance héroïque et désespérée des Boërs. Ces difficultés, on s’en aperçoit déjà, ne sont pas négligeables, et il faudra à l’Angleterre beaucoup de temps pour les vaincre. Elle y parviendra. Le soulèvement général des Afrikanders pourrait seul mettre ce dénouement en question, et aucun indice sérieux ne permet jusqu’ici de croire qu’il puisse se produire. L’Angleterre vaincra donc, mais à quel prix !