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d’un point de vue étroit et matériel, la plus solide réalité de ce monde ; c’est, en outre, un moyen commode d’apprécier la valeur d’un homme et de mesurer sa situation sociale. Le sentiment de la dépendance à laquelle la pauvreté soumet l’homme augmente encore, chez cette indépendante nation, l’admiration de la richesse. Les Anglais semblent penser avec les anciens que la pauvreté fait perdre à l’homme la moitié de sa valeur, ils chantent avec Aristophane les mérites du dieu Plutus, et avec Pindare les vertus du vainqueur du turf, possesseur des splendides équipages et des riches coupes d’or. Ils sont, sous ce rapport, aussi païens et aussi anti-chrétiens que possible. Ils semblent n’avoir jamais eu même le sentiment lointain de cette indépendance dans la pauvreté qui a été le partage de races plus délicates. Emerson cite un mot de Nelson qui fait frémir : « Le manque de fortune est un crime que je ne puis pas pardonner. » — « La pauvreté est infâme en Angleterre, » disait Sidney Smith. N’en déplaise à Nelson et à Sidney Smith, ce n’est pas la pauvreté qui est infâme, c’est cet abominable culte de Mammon. Ce respect de la richesse est plus qu’un défaut, c’est un crime ; c’est la grande corruption que les Anglais ont jetée dans le monde ; ils ont infecté de cette fausse idée, inconnue avant eux, toutes les autres nations. Dieu seul sait quel châtiment il tient en réserve pour punir cet attentat contre l’humanité ; ce qui est certain, c’est que les Anglais paieront leur coupable idolâtrie, comme les autres peuples ont payé toutes les corruptions dont ils ont donné l’exemple aux nations et qu’ils ont rendues enviables. » Idolâtrie, est le mot juste : une idolâtrie qui a besoin quelquefois de victimes sanglantes. Nous avons reproduit ce passage de M. Montégut, d’abord parce que nous n’aurions pas dit aussi bien, et de plus parce que, en le disant aujourd’hui, nous serions peut-être suspects d’y mettre quelque excès. L’opinion de M. Montégut n’a rien emprunté à des circonstances particulières. Il l’a exprimée dans une étude qu’il ne faut pas juger par cette citation, car elle est, au total, sympathique à l’Angleterre. Mais il a mis le doigt sur la plaie vive : elle l’était alors, elle ne l’est pas moins aujourd’hui.

Est-ce à dire que cette vengeance du ciel, dont parlait M. Montégut, soit sur le point de s’exercer ? Quand on fait des prophéties, il est toujours sage de ne pas préciser le moment où elles se réaliseront. L’heure de Dieu est toujours inconnue : à parler franchement, nous ne croyons pas qu’elle soit encore sur le point de sonner. Dans son discours au banquet du lord-maire, lord Salisbury s’est appliqué à rassurer ses compatriotes contre toute crainte d’une intervention du