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Cet « Esprit sublime » à qui Faust s’adresse, qui est-il ? Est-ce le Dieu du Prologue ? Est-ce l’Esprit de la Terre ? Faust lui dit qu’il a vu « sa face dans la flamme, » ce qui porterait à croire que c’est bien l’Esprit de la première scène. Mais Faust le remercie ensuite d’avoir tout fait pour lui, tandis que l’Esprit de la Terre n’a rien fait pour lui que de lui apparaître. Et puis, ce n’est point cet Esprit qui lui a imposé la compagnie de Méphistophélès, puisque, dans le Prologue, nous voyons Dieu la lui imposer. Mais si, d’autre part, « l’esprit sublime » est Dieu, Faust ne lui attribue-t-il point là un rôle et un caractère tout à fait différens de ceux que nous trouvons chez le Dieu du Prologue ?

Ces divers problèmes, que ne se lassent point de débattre les exégètes de Goethe, viennent encore de faire l’objet de deux grandes études, qui, comme je l’ai dit, s’accordent dans une partie de leurs conclusions[1]. Elles s’accordent à reconnaître que le Prologue, la scène de l’Esprit de la Terre, et le monologue de Faust correspondent à trois étapes successives de la composition de la tragédie. Ces scènes sont comme des couches de terrains entremêlées, mais où l’œil expérimenté du géologue reconnaît les dépôts d’époques différentes. La scène de l’Esprit de la Terre est un résidu du Faust primitif : le monologue résulte d’un remaniement ultérieur ; et le Prologue dans le Ciel constitue l’apport du dernier travail.

J’ajouterai d’ailleurs que, sur ce point, les auteurs des deux études n’ont pas de peine à se trouver d’accord, car leur opinion repose sur des documens positifs. Nous possédons en effet, depuis 1887, un Faust écrit par Goethe en 1775, c’est-à-dire trente ans avant la publication du Faust définitif : la scène de l’Esprit de la Terre et le monologue de Faust y figurent déjà, au moins à l’état d’embryons, le Prologue dans le Ciel n’y figure pas. Il ne figure pas davantage dans les fragmens publiés par Gœthe en 1790, il n’apparaît que dans l’édition de 1808. Mais voici qui est plus intéressant : nous possédons un projet de Faust antérieur même à celui de 1775 ; et, dans ce projet primitif l’Esprit de la Terre figure déjà, mais Méphistophélès n’y figure pas encore ! Ce projet primitif ne consiste, à dire vrai, qu’en une note d’une dizaine de lignes ; mais on ne saurait douter que Goethe, en l’écrivant, ait songé à une tragédie philosophique avec le docteur Faust pour sujet : « Effort idéal pour comprendre la nature dans son ensemble et pour agir en elle. Apparition de l’Esprit, sous la forme

  1. La première de ces deux études est du baron de Biedermann, dans sa nouvelle suite de Recherches sur Gœthe ; la seconde, de M. Robert Hering, a paru dans le Festschrift mentionné plus haut.