Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il a, dans l’original, un charme incomparable de naturel et de sincérité. Et c’est précisément sur le degré exact de cette sincérité que nous renseigne la découverte faite, il y a quelques mois, par un écrivain allemand, le baron de Bernus. Dans le château qu’il habite aux environs de Heidelberg, et qu’il tient, par héritage, de Frédéric Schlosser, l’ami de Goethe, M. de Bernus a retrouvé les deux tableaux de fleurs du peintre Juncker. Il nous en offre la reproduction, dans une sorte de Livre d’Or publié à l’occasion des fêtes du 28 août[1] ; et un simple coup d’œil jeté sur les deux images suffit à nous prouver non seulement que ce sont bien là les tableaux dont parle Goethe, mais encore que celui-ci, à quarante ans d’intervalle, s’est fidèlement rappelé jusqu’aux moindres détails de leur composition.

Le premier des deux tableaux nous montre toute sorte de fleurs entremêlées, dans un désordre en somme fort agréable, mais qui ne laisse pas de nuire à l’unité de l’ensemble : mouches, papillons, sont posés sur les fleurs, et au pied du vase sont représentés un limaçon, une grenouille, et une délicieuse petite souris occupée à ronger un épi de blé. Dans le second tableau, les mêmes fleurs reparaissent, copiées évidemment de l’autre tableau : mais on sent tout de suite que le peintre les a disposées en vue d’une « harmonie d’ensemble ». Le bouquet a une forme régulière, ses deux côtés se font contre poids, et au centre s’épanouit une énorme rose, contrastant par son éclat avec les teintes plus discrètes des fleurs qui l’entourent. Au pied du vase, la grenouille est remplacée par un nid d’oiseaux ; la limace, sortie de sa coque, chemine doucement de l’autre côté du tableau ; et à la délicieuse petite souris, que « maintes personnes eussent risqué de trouver répugnante, » le peintre a substitué un lézard, d’ailleurs assez disgracieux, occupé à manger un des œufs du nid. Le lézard, comme l’on sait, a la réputation de porter bonheur ; c’est, en outre, un accessoire classique, Raphaël lui-même l’ayant admis à figurer dans une de ses Vierges ; et sans doute l’excellent Juncker n’aura pas un instant songé à ce que peut avoir de « répugnant », pour les cœurs sensibles, la vue d’un œuf d’oiseau dérobé et mangé par un reptile aussi respectable.

Voilà donc bien les deux tableaux que Gœthe a vus « progresser » dans l’atelier du peintre : tous deux portent la signature de Juncker, tous deux sont datés de 1765. La mémoire du poète ne l’a trompé ni sur la date, ni sur le nom de l’auteur, ni sur les sujets et leur arrangement. Mais, en même temps que M. de Bernus faisait cette heureuse

  1. Festschrift zur Gœthes 150. Geburtstagfeier, 1 vol. in-8o, illustré, Francfort, librairie Knauer.