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entendre les chansons du berger. Tout le caractère de Lel et, pour ainsi parler tout son être musical n’est que mélodie. Aussi bien les parties les plus originales de cet opéra sont mélodiques. La véritable nouveauté de cet art est là. Tandis que nous ne nous intéressons plus qu’à la combinaison des notes, les Russes se plaisent encore à leur succession. Et dans cet ordre de beauté le musicien de Sniegourotchka fait, à chaque instant, des trouvailles exquises. Ce n’est pas qu’il ignore ou dédaigne les autres parties de son art, ou de son métier. Il se sert, j’allais dire : il se joue des accords et des timbres avec autant de maîtrise et de virtuosité que des notes elles-mêmes. Mais l’invention mélodique demeure le premier, le plus séduisant de ses dons. Intonations, cadences, rythmes et modes, voilà les élémens essentiels et le fond même de son imagination musicale. Or, cela est proprement la matière première, la cellule organique et vivante. Il n’y a que les grands artistes qui la renouvellent et, si je ne me trompe, M. Rimsky-Korsakow est de ceux qui l’ont renouvelée.

Populaire dans les passages lyriques et de musique pure, l’inspiration du compositeur ne l’est pas moins dans les scènes de passion et de drame. A cet égard, le finale du premier acte est admirable. C’est un grand finale, avec soli et chœurs, où de larges et belles phrases vocales, très en dehors, alternent avec des ensembles puissans. Mais je préfère encore à la composition l’idée première, le thème sauvage, qui fait peu à peu du finale tout entier un tourbillon de fureur. Mizguir a vu Sniegourotchka et tout de suite il a délaissé Coupawa pour elle. Alors la jeune fille appelle ses compagnes, et, sur un rythme circulaire, orgiaque, le finale commence. Il tourne, il tourne de plus en plus, emportant les voix et l’orchestre dans sa ronde qui se rétrécit et s’accélère. Un instant, il s’arrête, laissant la parole, la parole nue et presque sans accompagnement, à la vierge indignée et haletante. Maintenant, après ses compagnes, ce sont les choses elles-mêmes qu’elle invoque ; c’est toute la nature familière, témoin du serment et de la trahison. « O mes abeilles, mes abeilles ailées ! formez-vous en essaims, laissez vos rayons de miel et ruez-vous sur les yeux de l’infâme ! O mon cher houblon, long et svelte, je t’en supplie, houblon frisé, quand les buveurs deviseront autour des longues tables de chêne, enivre le parjure ; que son ivresse soit grossière et honteuse, et, quand il regagnera sa maison, qu’il ensanglante sa tête aux épines de la haie ! » Ici non plus, ce n’est pas une reine d’opéra, ce n’est pas Didon, ou Amneris, qui maudit et qui désespère. Encore plus que cette poésie, cette musique est peuple, et je lui sais gré de l’être avec autant de puissance