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connaîtra l’ivresse légère du houblon. » Charmante poésie et musique plus enchanteresse encore. Comme la déesse elle-même, cette musique est portée doucement sur les eaux. Tout unie et pour ainsi dire horizontale, elle se déploie en nappe sonore. Elle consiste beaucoup moins en des formes arrêtées et solides qu’en des apparences flottantes et promptes à s’évanouir : bruissement d’un tremolo continu, triolets balancés, appels mystérieux et monotones à dessein, harmonies chromatiques insensiblement dégradées. On voit, on entend s’accomplir je ne sais quelle dissolution délicieuse et lente. Cette fois, ce n’est plus la glace et la neige, c’est un cœur qui fond peu à peu sous la tiédeur du printemps. Ainsi la péripétie morale suit le phénomène de nature et se confond avec lui. Et sans doute on ose à peine citer encore le mot devenu banal du philosophe genevois. Il n’en est pas moins vrai que la beauté d’une telle scène résulte en grande partie de l’accord entre un paysage et un état d’âme, et que jamais plus exquise musique n’a fait trouver cet accord plus mystérieux et plus doux.


III

Un musicien russe a dit naguère : « Il est assez difficile pour bien des personnes de comprendre qu’une œuvre musicale peut ne pas renfermer une seule mélodie populaire et pourtant présenter une musique entièrement russe… Dans la Vie pour le Tsar, Glinka n’a pris aux chants populaires que les premières notes du premier chœur, et cependant il nous semble que nous avons déjà entendu toutes ces mélodies, qu’elles nous sont chères et familières. Voilà justement en quoi consiste la tâche. Il ne s’agit pas de transporter dans son œuvre un chant populaire, mais de quelque chose de bien plus difficile : en le copiant ou sans le copier, il faut refaire en soi le procédé suivant lequel, durant le cours des siècles, toute la musique populaire a été créée par ses auteurs inconnus[1]. »

Dans la musique de M. Rimsky-Korsakow, j’ignore quelle est exactement la part du peuple et celle du musicien. Ce que je sais et ce que j’admire, c’est que le musicien a reconstitué et comme recréé en lui non seulement le procédé, mais le génie du peuple. M. René Bazin a rapporté sur Pereda, le grand romancier espagnol, ce jugement d’un compatriote : « A défaut d’autres mérites, il aurait encore droit au premier rang par la grande réforme qu’il a faite en introduisant le

  1. Prince Odoevsky, cité par M. Albert Soubies dans son Histoire de la musique en Russie. Librairie des Bibliophiles, E. Flammarion.