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sont changés ! Hélas ! » Touchantes doléances et bien faites pour émouvoir quiconque n’a pas une pierre à la place du cœur ! On se plaît à imaginer la complainte du sociétaire évoquant les âges révolus, tandis que s’écoule une foule indifférente. A quoi songe-t-elle donc, cette foule et se peut-il qu’elle manque si outrageusement aux égards dus à ses amuseurs ordinaires ? Que penser de ce peuple sans idéal et de ces bourgeois sans respect qui hèlent un fiacre, à la minute où défilent les sociétaires mélancoliques ? Où allons-nous ? Pauvre France ! Hélas !… Ce qui est plus sérieux, c’est qu’il y a une sorte d’incompatibilité entre les aspirations des comédiens d’aujourd’hui et le principe d’après lequel est constituée la troupe de la Comédie-Française. Cette troupe est une compagnie ; c’est-à-dire qu’elle doit former un ensemble où se fondent les individualités, qu’elle a un intérêt général auquel doivent se subordonner les intérêts particuliers. Mais qui est-ce, à l’heure où nous sommes, qui subordonne son intérêt à l’intérêt général ? Qui est-ce qui n’aspire pas à être sur l’estrade, bien en vue et au premier plan ? Qui est-ce qui se tient à sa place ? Écrivains, politiciens, artistes ou magistrats, qui donc donne l’exemple de l’abnégation ? Et pourquoi exigerions-nous des comédiens les vertus que nous ne pratiquons pas ? De tout temps, les comédiens à succès ont eu la manie des grandeurs ; cette manie ne pouvait qu’être encouragée et développée par la complicité de tous. L’exemple de Mme Sarah Bernhardt et de M. Coquelin a brouillé bien des cervelles. Ces illustres sociétaires ont nui deux fois à la cause de l’art dramatique : d’abord ils ont privé de leur concours la maison où ils s’étaient formés, à laquelle ils devaient leur talent et leur notoriété, et ils lui ont fait concurrence sur des scènes rivales ; ensuite, ils ont gâté leur propre maîtrise en jouant avec des troupes sans cohésion devant des foules composites pour lesquelles ils étaient obligés de forcer les effets et de remplacer la gamme délicate des nuances par des crudités de bariolage. Faute de pouvoir s’échapper vers les Amériques comme ces grands aînés, qui d’ailleurs y ont récolté moins de bravos qu’ils ne se plaisent à le dire, leurs camarades plus jeunes villégiaturent à Monte-Carlo, dans les villes d’eaux, ou dans les préfectures. Ils en retirent peu de gloire, mais quelque argent. Encore ne saurait-on beaucoup leur en vouloir, quand on compare leurs modestes bénéfices aux sommes absurdes dont on récompense ailleurs les grimaces des pitres en vogue.

Chacun n’apporte donc au patrimoine de la maison et ne met en commun que ce qu’il ne saurait lui soustraire de son travail et de son temps. C’est peu. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur