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que les cas de vénalité sont très rares parmi les fonctionnaires natifs. Quelques-uns, surtout parmi les magistrats, ont été des modèles de désintéressement et de sublime charité. Tel ce juge à la cour suprême de Calcutta, un Vincent de Paul sous l’hermine, qui donnait sa pensée à Dieu, son temps aux affligés, et sa fortune aux pauvres[1].

Dira-t-on que l’Inde est incapable de produire des hommes d’État ? Si l’on ne se soucie pas d’interroger l’histoire, qu’on se tourne vers l’Inde des rajahs, et les faits répondront. Cette partie du pays est restée la plus prospère. On croit communément en France que le résident ou l’agent anglais est le véritable administrateur des territoires encore soumis à l’autorité des souverains natifs. C’est une erreur. En bien des cas, l’agent anglais n’est qu’un témoin incommode, un espion hautain, qui peut tout, mais qui ne fait rien… sinon des rapports secrets. Et c’est, assurément, de toutes les formes de gouvernement, la plus démoralisatrice et la plus dégradante pour ceux qui l’exercent comme pour ceux qui la subissent. Si fâcheuse qu’elle soit, elle laisse un certain champ d’action aux talens des politiciens indigènes. Je citerai comme types de cette classe deux hommes dont le souvenir vivra longtemps dans l’Inde : Dinkur Rao et Madhava Piao. Celui-ci a montré, comme dewan de Travancore, des aptitudes financières et administratives hors ligne et ces aptitudes ont été mises en lumière par un excellent article de la Calcutta Review. Or, qui est l’auteur de cet article ? Le prince de Travancore lui-même, écrivain et penseur distingué, un de ceux auxquels il faut demander le secret des opinions religieuses de son temps et de sa race. Quant à Dinkur Rao, il était, au moment de la révolte des Cipayes, dewan du maharajah Scindia, souverain de Goualiore. Le prince et son ministre restèrent fidèles aux Anglais. Les soldats mutinés massacrèrent leurs officiers européens, puis se précipitèrent dans le palais avec leurs épées teintes de sang. « Livre-nous, crièrent-ils au maharajah, le traître Dinkur, l’ami des Anglais ! — Non, répondit le prince en posant la main sur l’épaule de son ministre. C’est mon serviteur. Que nul ne touche à un cheveu de sa tête ! » Plusieurs jours se passèrent avant qu’une force armée vînt à leur secours. L’orage éloigné, comment les Anglais récompensèrent-ils le dévouement de ces

  1. Bose, Hindu Civilization.