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étrangère où tous les actes de la vie ordinaire, où la moindre parole, le moindre geste blessent profondément ses croyances et ses traditions. Là, il devra s’assimiler toute la science de l’Occident et nul ne peut dire s’il ne lui empruntera pas, en même temps, quelques-uns de ses vices. Pour sa famille, quel sacrifice pécuniaire et quel sacrifice moral !

J’ai connu quelques jeunes gens qui traversaient cette difficile épreuve. L’un d’eux m’avait beaucoup frappé par sa douceur et sa gravité mélancoliques, par ses grands yeux ardens et tristes, pleins de rêves et, déjà, de regrets. Frêle de corps, délicat de manières, sensitif comme une jeune fille, il semblait, par momens, en arrière de ses compagnons ; à d’autres instans, c’étaient eux qui me semblaient des enfans auprès de lui. En sorte qu’il suggérait alternativement l’idée de l’infériorité de sa race, puis l’idée contraire. Il est mort tué par le climat anglais, loin de ses parens et de ses dieux, loin du soleil de l’Inde et de l’eau des fleuves sacrés. Son histoire, je le crains, est celle de bien d’autres.

Le premier coup qui attend l’enfant des hautes castes, au seuil de cette voie hasardeuse, c’est la perte de son rang. Nul ne peut voyager au-delà des mers sans être frappé de déchéance sociale. Je sais bien que les brahmanes, s’appuyant sur un antique précédent, pris dans l’histoire diplomatique des anciens rois, rendent sa caste au jeune candidat qui a réussi dans le concours. Mais le refusé ne bénéficie point d’une telle faveur. Il revient dans son pays, appauvri, attristé, diminué, n’aimant plus rien de ce qu’il a aimé, ne croyant plus rien de ce qu’il a cru. Notre mot de « raté » est, dans sa cruelle insolence, trop faible pour peindre la profonde et incurable misère de cette vie manquée, de cette fortune détruite, de cette intelligence à jamais troublée.

Dès l’année 1869, M. Dadabhai Naoroji faisait ressortir les inconvéniens de cet état de choses, qui, en proclamant l’égalité absolue, avait créé la plus choquante inégalité[1]. « Si vous voulez justifier les nobles promesses de 1834 et de 1858, établissez des examens simultanés à Londres et dans l’Inde. Que le voyage en Europe soit exigé seulement des candidats qui ont réussi et s’accomplisse durant l’année de probation. » Pendant plus de vingt ans, M. Dadabhai Naoroji plaida, sans se lasser, la cause de ses compatriotes, mais le gouvernement ne l’écoutait point. En

  1. Dadabhai Naoroji, Admission of educated natives into the Indian Civil Service, Bombay, 1893.