Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

progressive. Au lieu du massacre après la bataille, c’est un peuple condamné à mourir d’une mort lente, enfermé dans la Tour de la Faim et, — chose affreuse ! — s’y multipliant. Une mortalité effrayante[1], une natalité plus effrayante encore. Serait-ce vraiment là le dernier mot de la « colonie d’exploitation ? » Serait-ce le chef-d’œuvre de la « race supérieure » qu’on propose tous les jours à notre imitation ?


II

Quel remède à de tels maux ? Que doit faire l’Inde ? Se lever, s’armer, chasser les Anglais ? L’idée est si enfantine, si follement absurde que personne ne songe à la discuter sérieusement. Il suffit, pour la réfuter, d’un sourire et d’un haussement d’épaules. Avec leurs vingt mille fonctionnaires et leur double armée, les Anglais tiennent l’Inde d’une prise vigoureuse et ne la lâcheront que s’il leur plaît. Or, il ne leur plaît pas. En d’autres temps, quelques-uns de leurs théoriciens politiques leur conseillaient cet abandon, mais ces temps sont loin et les courans ont changé. « Si vous n’avez plus besoin de nous, disait un fonctionnaire anglais à M. Malabari, pourquoi ne nous renvoyez-vous pas chez nous ? » Et l’écrivain, se courbant devant cette cruelle boutade, répondait : « Vous savez bien que nous ne pouvons nous passer de vous. » Rien de plus vrai : les Anglais se sont rendus indispensables. « S’il leur prenait fantaisie, dit encore M. Malabari, de s’embarquer tous à Bombay et d’abandonner l’Inde à ses propres destinées, ils trouveraient, en arrivant à Aden, un télégramme qui les supplierait de revenir[2]. »

A quelle phase de son émancipation politique l’Inde en est-elle arrivée aujourd’hui ? Quelle dose d’autonomie est-elle capable de supporter ? Quelle distance la sépare encore du but à atteindre, c’est-à-dire de l’autonomie complète ? C’est précisément ce que je cherche. Mais, pour le moment, je me contente de l’affirmation qui m’est fournie par des observateurs compétens et assidus : l’Inde n’est pas prête à se gouverner elle-même. Donc une révolution, outre qu’elle serait impossible, serait inutile ; elle inaugurerait une anarchie sans nom ; loin d’arrêter la ruine du pays, elle

  1. Le chiffre des décès était de 20 pour 1 000, il y a trente-cinq ans. Il est monté graduellement à 34, 36, 38 et, dans certains districts, a atteint 42.
  2. R. M. Malabari, The Indian Problem. Bombay, 1894.