Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eu autrefois des famines locales, produites par des années de sécheresse exceptionnelle. Depuis la création des chemins de fer, la famine dans le sens originel du mot, c’est-à-dire celle qui résulte du manque d’alimens, est devenue impossible. En cas de disette, la Birmanie nourrirait le Penjab et les provinces du nord-ouest, ou vice versa ; Madras viendrait au secours de Bombay et réciproquement. « La famine actuelle, ce n’est pas le manque d’alimens, mais le manque d’argent pour acheter ces alimens[1]. » Ce qui le prouve, c’est qu’on a vu des affamés périr en grand nombre dans des districts qui, à ce moment même, exportaient des millions de tonnes de grains. Cette famine-là est plus aiguë à certains momens, mais elle est chronique, endémique ; elle ne cesse jamais. Quand on s’épouvante à l’idée que, pendant les quatre-vingts premières années du siècle, dix-huit millions d’êtres humains sont morts d’inanition dans l’Inde, on n’est encore qu’à mi-chemin de l’atroce vérité. Voici ce que dit un journaliste de Bombay, M. Malabari, le plus sage et le plus sincère des témoins que j’ai à citer : « En 1875, on calculait que quarante millions d’Indiens mouraient de faim. Maintenant il y en a quatre-vingts millions[2]. » Puis, expliquant sa pensée, il ajoute que ces malheureux n’ont pour subsister qu’un léger repas par jour. « C’est juste assez pour ne pas mourir, ce n’est pas assez pour vivre et pour travailler. » Vienne maintenant la peste : elle trouvera devant elle des organismes épuisés, incapables de lui opposer une résistance assez longue pour donner le temps à la science de les secourir. Elle les touche et ils tombent. « Elle les terrasse, dit M. Malabari, comme un géant ferait d’un enfant[3]. » Elle est chez elle, elle règne sans partage dans ces quartiers sordides qu’une administration nonchalante jusqu’à la lâcheté n’a pas su assainir : la saleté et la misère, qui vont de compagnie, lui ont préparé les logis et ont assuré son triomphe.

Mais pourquoi l’Inde est-elle pauvre à ce point ? L’a-t-elle toujours été ? La réponse est facile. L’Inde, il y a deux cents ans, était le pays le plus riche et le plus fertile du monde. M. Pramatha Nath Bose, qui a dressé le bilan de la civilisation hindoue sous le gouvernement anglais et qui compare sans cesse l’époque actuelle avec celle de la domination musulmane, ne nous laisse

  1. Behramji M. Malabari, India in 1897.
  2. Ibid.
  3. Ibid.