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esprit, on ne saurait nier qu’à cette heure, Decazes était prompt, trop prompt même, à prendre ombrage de quelques-unes des mesures que décrétaient à Paris ses successeurs. Mais cette tendance avait son excuse. Tout ce qu’il avait fait, lors de son séjour au pouvoir, les ministres le détruisaient ou le désavouaient. Ils révoquaient des fonctionnaires, voire de modestes employés, dont le crime consistait uniquement à avoir été nommés par lui. Les réclamations qu’il prodiguait en leur faveur n’étaient pas écoutées. Il ne pouvait rien obtenir, pas même qu’on n’envoyât pas dans son département des agens qui lui étaient notoirement hostiles. Dans le choix du personnel comme dans les lois soumises aux Chambres, l’ultra-royalisme triomphait, grâce à la faiblesse du ministère. Decazes, toujours attaqué, jamais défendu, voyait s’affaiblir de plus en plus son ancienne influence et se manifester de toutes parts l’incessant effort de ses ennemis pour lui barrer à jamais la route du pouvoir. Il retrouvait leur main dans toutes les avanies dont il était l’objet et jusque dans les commentaires injurieux et irritans auxquels donnait lieu le complot militaire qui venait d’être découvert à Paris, témoignage inattendu de l’audace du parti révolutionnaire, dont l’extrême droite persistait à accuser Decazes d’avoir préparé et favorisé les criminelles entreprises.

Tant de motifs d’amertume et de plaintes ne parvenaient pas cependant à le détourner de la ligne qu’il s’était tracée et qui consistait à reconnaître les bontés du roi en lui obéissant toujours, en secondant autant qu’il le pouvait les hommes investis du pouvoir, et en fermant l’oreille aux adjurations que lui adressaient à toute heure ses amis de Paris pour l’engager à revenir en France, où l’opinion publique l’appelait.

« Si je venais demain proposer au roi de me mettre à la tête des affaires, écrivait-il à l’un d’eux, je serais un fou pour deux raisons : la première, que le roi ne m’écouterait pas ; la seconde, que je ne réussirais pas à aplanir les difficultés et à sauver le pays et le trône. Je retrouverais tous les ennemis que j’avais, il y a six mois, et bien plus furieux encore, et je ne retrouverais plus tous mes amis, vous ne le savez que trop. Ceux qui me resteraient ou me reviendraient, ne m’accepteraient pour chef qu’à condition que je leur obéirais et qu’ils commanderaient. Général sans soldats, comment me trouverais-je une armée ? Ministre sans parti, comment formerais-je une majorité ?