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L’imposant lord Castlereagh y venait faire la roue. Le grave Wellington y était assidu, non pas seulement parce qu’il aimait à « politiquer » avec le mari, mais aussi parce que la conversation de la femme, son tour d’esprit, la vivacité de ses reparties lui plaisaient infiniment. Questions graves, questions futiles, il n’en était aucune qui la déconcertât et la trouvât en défaut. Ce qu’elle n’osait dire et ne disait pas, elle le pensait, et c’était presque toujours une réflexion à l’emporte-pièce. Dans le salon de l’ambassade, une visiteuse parlait un jour, en en faisant l’éloge, d’une femme de la Cour.

— Ce n’est pas une grande dame, objecta la duchesse.

— Comment est-ce donc fait une grande dame ? lui demanda l’autre, non sans malice.

« J’avais envie de répondre :

« — Autrement que vous, madame. »

Naturellement, elle garda pour elle cette impertinence, mais se lança dans une dissertation sur « les vraies grandes dames » qu’elle avait connues : « la duchesse de Narbonne, quoique laide et bossue, mais, ayant si grand air, de si belles manières, ces mille nuances impossibles à décrire, qui distinguent les grandes dames des autres ; la duchesse de Montmorency qui, elle, avait le physique de l’emploi, grande, bien faite, marchant remarquablement bien, entrant dans un salon avec tranquillité et dignité, faisant, comme pas une, la révérence, un si grand air enfin ; la duchesse de Duras, chez qui rien n’était étudié et tout avait l’air naturel. Etre grande dame, c’est avoir grand air, de grandes manières. Toute autre chose s’apprend ; pas cela. »

On ne la prenait jamais sans vert, car elle voyait tout, entendait tout, comprenait tout, se rendait compte de tout. En dépit de son extrême jeunesse et de sa santé si frêle, elle était au plus haut degré la compagne qui convenait à Decazes dans la difficile carrière qu’il parcourait. Peut-être même avait-il le tort de ne pas la consulter plus souvent, par défiance de son âge et de son inexpérience. Il ne s’est jamais mal trouvé d’avoir suivi ses conseils, lorsque, sans y être autrement provoquée que par son instinct de femme, si pénétrant et si sûr, elle lui criait : Casse-cou !

Difficile carrière, ai-je dit, et l’expression n’est certes pas exagérée. Les difficultés pour l’ambassadeur du roi de France ne résultaient pas seulement de la situation si troublée de l’Europe, des multiples négociations qu’il était obligé de suivre avec les