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mois d’absence, a excité des craintes, des espérances extravagantes. Je me suis mis au-dessus des unes et des autres, et je crois avoir prouvé par ma conduite, en février et en juin, que je suis roi par devoir et homme par le cœur. L’amitié m’a dédommagé pendant dix-huit jours des longues souffrances qu’elle m’avait causées. Ensuite, vous êtes allé remplir l’honorable et importante mission qu’il est si consolant pour moi de vous avoir confiée. Ces craintes et ces espérances n’auraient pas existé si l’on avait connu ma profession de foi, à laquelle j’arrive enfin. Je vous aime tendrement, je vous estime profondément. Mais c’est précisément pour cela que, si j’avais le malheur de perdre un ministère digne de ma confiance et qui la justifie par la façon dont il me sert, je ne vous appellerais point pour le remplacer ; ce serait vous perdre. Le futur est dans les décrets de la Providence. Actuellement, messieurs les Anglais, vous connaissez mon ambassadeur et mes sentimens pour lui. Adieu, mon cher duc, mille choses aux vôtres ; comptez sur mon inaltérable amitié. »

Réconforté par ces protestations de son roi, Decazes va dîner le même jour chez le comte de Liéven, depuis huit ans ambassadeur de Russie en Angleterre, mari de cette charmante et attachante comtesse, puis princesse de Liéven qui est, à vrai dire, le véritable ambassadeur, car c’est elle qui conseille son mari, « le plus nul des hommes, » le guide à travers les difficultés qu’il est tenu de résoudre, et rédige ses rapports. Agée alors de trente-six ans, séduisante par les qualités de l’esprit non moins que par sa grâce naturelle, cette femme si rare règne souverainement sur le corps diplomatique et sur la société anglaise. Elle partage cette royauté avec l’ambassadrice d’Autriche, la princesse Thérèse-Paul Esterhazy, son amie, plus jeune qu’elle de quelques années et, comme elle, l’objet des adorations de la Cour.

Le bruit circule que la princesse Thérèse, négligée par son mari, a conçu le goût le plus vif pour Francis de Conningham, fils de la favorite de George IV. Peut-être n’est-ce là qu’une calomnie. Mais c’est ainsi qu’on explique les assiduités de l’ambassadrice d’Autriche à Windsor, où elle est invitée à tout instant et où elle fait de longs séjours, témoin du singulier spectacle qu’y donne la famille de Conningham, réunie autour du roi, installée là comme chez elle, femme, enfans, mari, ce dernier faisant les honneurs du château, du roi lui-même, « avec une facilité charmante, » tandis que sa femme travaille « nuit et jour » à