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et pour autrui, formulé cette règle : « Nous devons considérer l’Etat autrichien comme une pièce de l’échiquier européen. »

Et non seulement Bismarck a vu que ce n’était pas l’intérêt de l’Allemagne, de son Allemagne, d’enlever à la Monarchie austro-hongroise ses provinces allemandes, mais il a vu que c’était son intérêt de ne pas les lui enlever. Il a compris non seulement l’utilité européenne, mais l’utilité allemande de l’Autriche : « Les traditions historiques et confessionnelles, la nature humaine et en particulier les habitudes transmises par les souverains font que l’étroite alliance entre la Prusse et l’Autriche, qui a été conclue en 1879, exerce une pression en quelque sorte concentrique sur la Bavière et la Saxe. Elle sera d’autant plus forte que l’élément allemand de l’Autriche, noblesse, bourgeoisie et peuple, saura marquer davantage son attachement à la dynastie de Habsbourg. C’est pourquoi les excès parlementaires de l’élément allemand en Autriche et leur action finale sur la politique dynastique ont menacé d’affaiblir le poids de l’élément national allemand, et même hors d’Autriche[1]. » Ainsi M. de Bismarck ne se sentait aucune tendresse pour M. de Schœnerer, ses quatre chevaliers teutoniques du Reichsrath, et la troupe plus ou moins nombreuse de ses féaux plus ou moins déclarés parmi les Allemands de Bohême : il a peu fait pour mériter leurs hommages et leurs monumens. Outre qu’il ne leur accordait sans doute pas un grand crédit auprès de leurs compatriotes, il ne pouvait perdre de vue qu’annexer à l’Allemagne prussienne 8 ou 9 millions d’Allemands d’Autriche, c’était annexer à l’Allemagne protestante 8 ou 9 millions d’Allemands catholiques, et par-là rompre l’équilibre des religions en Allemagne, dans l’Allemagne telle qu’il la voulait, telle qu’il la fallait à la Prusse.

Mais, aussi bien, rompre en Allemagne l’équilibre des religions, ne serait-ce pas y rompre, à cause de la manière dont protestans et catholiques s’y groupent géographiquement, l’équilibre du Nord et du Sud, autant dire l’équilibre de la Prusse et de l’Allemagne ? A une moitié d’Autriche qui, s’ajoutant à la Bavière, exercerait au dedans de l’Allemagne une action centrifuge par rapport à Berlin, Bismarck préférait, et ne s’en cachait pas, une Autriche qui, « du dehors, » exercerait, avec la Prusse, « une pression concentrique sur la Bavière et sur la Saxe. » Après

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 91-92.