Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surcroît la Bohême tchèque, et sans risquer de se meurtrir au coin de fer, elle portait, dès que la table serait dressée, une dent vorace sur tout ce qui sentirait pour elle la chair fraîche, la chair allemande.


III

Maintenant, l’Allemagne aurait-elle une fringale aussi exigeante ? Et si, par hasard, elle l’avait, voudrait-elle essayer de l’assouvir d’un seul coup ? Il y eut, dans la récente histoire, des momens où l’Allemagne, — c’était alors la Prusse, et la Prusse, c’était Bismarck, — fut en situation de détacher de l’Autriche pied ou aile. Elle mettait, en ce temps-là, à ses prétentions, singulièrement plus de modération ou de retenue. Même après Sadowa, tout ce que la Prusse demandait à l’Autriche, de ce qui était foncièrement autrichien, c’était « la Silésie autrichienne et une zone frontière en Bohême, » environ vingt mille kilomètres carrés de territoire et une population d’environ 2500 000 âmes[1]. Pourquoi M. de Bismarck, tout chaud encore de la victoire et pouvant ce qu’il voulait, crut-il devoir y renoncer ? Uniquement, on le pense bien, par des raisons politiques, — toute sentimentalité lui étant étrangère, — et par des raisons allemandes, car il n’en a jamais connu ou entendu d’autres.

De ces raisons, quelques-unes étaient de simple circonstance, comme la crainte, s’il s’avançait trop, de provoquer, sur le Rhin, une démonstration armée de Napoléon III, qui eût pu suffire à changer brusquement la face des choses et à renverser la fortune. Mais il y en avait plusieurs qui devaient survivre à la circonstance même, des raisons non superficielles, non accidentelles, ni contingentes, mais profondes, durables, et l’on dirait volontiers nécessaires. Celles-ci, quand on y songe, n’étaient pas les moins fortes ; après tout, depuis le 12 juillet, Bismarck savait « qu’un agrandissement de la Prusse de quatre millions d’âmes au plus dans l’Allemagne du nord, avec la ligne du Mein comme frontière au sud, n’entraînerait aucune intervention de la France »[2] ; et cette assurance était plutôt faite pour l’enhardir en ses desseins sur l’Autriche elle-même.

  1. Voyez les Pensées et Souvenirs du prince de Bismarck, traduction de M. Ernest Jyglé, t. II, p. 45.
  2. Pensées et Souvenirs ; t. II, p. 50.