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question. C’était un grand gaillard, blond de poil et carré de mâchoire, un vrai type de Prussien. Il entra furieux dans mon cabinet et se répandit d’abord en menaces. De quel droit l’avait-on arrêté ? Il se plaindrait à son gouvernement ! J’aurais à me repentir de cette violation du droit des gens !

Je lui répondis très posément que ses allures m’étaient à bon droit suspectes, que je le soupçonnais d’être l’un de ces malfaiteurs cosmopolites dont la frontière regorgeait et que je tenais à m’assurer de son identité.

— Ah ! vous voulez savoir qui je suis, s’écria-t-il de plus en plus irrité. Eh bien ! lisez ce papier, et vous verrez à qui vous avez affaire.

Et il me jeta à la tête un passeport délivré par la chancellerie de Berlin au capitaine Von X…, officier dans l’armée prussienne, en mission.

Je lus attentivement ce document. J’en relevai par écrit les mentions essentielles et je le rendis à son propriétaire en lui disant :

— C’est bien. Je sais ce que je voulais savoir. Vous pouvez vous retirer, vous êtes libre.

— Grand merci, me répondit-il ironiquement, mais ne croyez pas que tout soit fini par-là. Je vous préviens charitablement que je vais prendre aujourd’hui même l’express pour Paris et que, dès demain, j’irai demander à mon ambassadeur d’exiger votre révocation.

— A votre aise.

Une heure ne s’était pas écoulée que l’on m’annonçait le consul d’Allemagne. Je l’attendais de pied ferme.

Plus doucereux que jamais, il prit un air affligé pour me dire combien il regrettait l’incident fâcheux qui venait de se produire. Le capitaine était très irrité. Il était personnellement en rapports avec le prince de Bismarck, qui prendrait certainement très mal l’insulte faite à un officier allemand qu’il avait lui-même honoré d’une mission. Le consul craignait fort que l’affaire ne tournât très mal pour moi et il en était désolé.

— Je vous sais beaucoup de gré de votre intérêt, lui répondis-je avec sérénité. Mais rassurez-vous. Si M. de Bismarck me fait l’insigne honneur de s’occuper de moi, ce sera pour m’adresser des remerciemens, et non pour demander ma tête.

Il prit l’air offensé d’un homme à qui l’on fait une plaisanterie de mauvais goût.