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deux politiques, celle de l’Allemagne tout en faveur du maintien du pouvoir qui servait ses projets, celle de la France intéressée, au contraire, à un changement de régime.

La situation se tendait de plus en plus à Madrid. M. Canovas del Castillo, M. Elduayen (depuis marquis del Pazo de la Merced), le général Martinez Campos et leurs amis multipliaient leurs efforts pour hâter l’avènement de leur prince. Pour parer à toute éventualité, le marquis de Bedmar vint, en leur nom, demander à M. de Chaudordy si, en cas de besoin, ils trouveraient un asile à l’ambassade de France, M. de Chaudordy lui en donna l’assurance. Le gouvernement se sentait de plus en plus menacé. Au mois de décembre, sa chute paraissait imminente. Vers cette époque, le comte Gaston de la Rochefoucauld, secrétaire d’ambassade, reçut à sa table M. Canovas et quelques-uns de ses amis. Le dîner fit grand bruit. On prétendait (à tort) que la santé du roi Alphonse y avait été portée. Cet incident mit le comble à l’irritation du gouvernement, qui voyait déjà de fort mauvais œil les relations notoirement alphonsistes de l’ambassade.

A la réception qui suivit, au palais de la Présidence du Conseil, qu’il habitait, le maréchal Serrano se répandit publiquement en récriminations contre l’ambassadeur. Le comte de Chaudordy n’était pas présent à cette réception, et ne comptait pas y assister. Avisé quelques instans après des propos du maréchal, il se rendit sur-le-champ au palais de la rue d’Alcala. Comme il pénétrait dans les salons de la Présidence, le ministre d’Angleterre courut à sa rencontre : « Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? On est furieux contre vous ici, et vous allez au-devant de quelque avanie. — Pourvu que la terre ne s’entr’ouvre pas sous mes pas, je n’ai rien à craindre, » répondit en souriant M. de Chaudordy, et il alla saluer la duchesse de la Torre, qui lui rendit à peine son salut. L’accueil du maréchal fut plus poli, mais fortement nuancé d’embarras. Après quelques mots échangés : « Vous plairait-il de passer un instant dans mon cabinet ? dit-il à l’ambassadeur, j’ai besoin de causer avec vous. » L’ambassadeur s’inclina et suivit le chef du pouvoir exécutif dans une pièce voisine. La porte à peine fermée, le maréchal laissa déborder l’amertume de ses sentimens :

« Il n’est pas de situation plus misérable que la mienne. Je n’ai pas un maravédis dans mes caisses. Personne ne me soutient. Qu’un sergent fasse demain un pronunciamiento contre moi, et je