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chauds rayons de la lumière intérieure, les voir se développer comme des formes agiles, dans la liberté infinie de leur cours, sans formule qui les gène, sans dogme qui les contraigne, assister du dedans en quelque sorte à la genèse des certitudes et à cette croissance morale qui les fortifie par l’intime, quelle jouissance pour un spéculatif, et quelle force de séduction ! Mais le christianisme lui donne le sens d’une règle, d’une discipline sévères ; à ce tableau chimérique de la vie libre de l’esprit, il oppose l’idée d’une forme objective destinée non à la comprimer, mais à la condenser et à la fortifier dans la mesure exacte où elle en règle les mouvemens. C’est donc le christianisme qui écarte ces tentations et qui le préserve de ces vertiges ; c’est à lui qu’il doit cette large conception de l’activité humaine et ce sens délicat des réalités morales. Il est bien l’inspirateur de sa recherche, le ressort et le régulateur de sa pensée : il en fait l’originalité et la nouveauté.

Originalité et nouveauté ; je maintiens les mots. Nous avons ici deux philosophies en présence dont les divergences accusent une singulière incompatibilité de méthode et d’esprit. L’une, toute spéculative, est un produit de la réflexion : indifférente à l’action, au fond assez détachée, il serait faux de dire qu’elle perde de vue le réel ; mais elle est surtout frappée des difficultés qu’il présente, ce qui lui permet d’en chercher l’explication au plus loin possible de l’expérience ordinaire. Elle obtient ainsi la transposition du réel dans les formes raffinées de la dialectique, comme la géométrie obtient dans ses figures une épuration de la grandeur visible, comme la musique convertit nos sentimens en des formes flexibles dont le rythme léger et la facile harmonie n’offrent rien de commun avec les émotions qu’elle prétend exprimer et la vie pratique qu’elle ne saurait conduire. Nous assistons ainsi au lent évanouissement des données concrètes, à ce renversement des points de vue où l’ordre des certitudes se renverse, à un pur travail d’esprit chargé de nous offrir l’image épurée des choses au lieu de leur représentation vraie, leur alibi spéculatif ou leur travestissement. Cependant, la philosophie de l’action ne se confine pas dans cette atmosphère artificielle où se perd toujours un peu le sens des réalités. Amie de l’expérience, toujours prête à y saisir le contrecoup des idées, elle a besoin d’une certitude immédiate. Elle ne professe pas cette incurable défiance à l’égard des choses : elle les prend telles qu’elles sont ; elle s’y ajuste pour les transformer