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puisque c’est l’hellénisme et le christianisme qui les fournissent. L’hellénisme à qui nous sommes redevables, dans les arts, du sens de la forme a justement apporté dans l’organisation de la vie ce goût de la mesure, de la proportion et de la beauté. L’art grec est exquis, mélange heureux de liberté et de raison, de force et de séduisante douceur ; le sentiment de la vie sera, lui aussi, sans exubérance, mouvement puissant, mais sans fougue, quelque chose d’alerte et d’agile, de noble, de divinement paisible. « Activité, raison, mesure, beauté[1], » voilà donc ce que la vie renferme, ou plutôt ce qui lui vient de l’intelligence, voilà ce que la vertu met en l’âme. Et cette intelligence, qui ordonne et règle la vie, sait aussi quelquefois se reposer en elle-même en un repos actif, qui est la meilleure et la plus douce des jouissances. Et partout, soit dans l’exercice viril des vertus sociales, soit dans les calmes spéculations de la sagesse, la pensée se retrouve, inspiratrice et ouvrière de la vie heureuse, ordonnant, réglant la conduite, puis, suprême objet de la contemplation, jouissant enfin d’elle-même, et goûtant dans cette indéfectible possession le souverain bonheur. Ainsi l’hellénisme, soucieux de mettre dans la conduite un ordre et une harmonie qui l’embellisse, se complaît dans son œuvre, qu’il trouve belle, et s’y renferme. Il méconnaît donc ce que la vie humaine contient de souffrance et ce que la vertu a de rude : il ignore le dévouement ; il n’a pas le sens du sacrifice. Ces conceptions plus nettes et plus sévères, le christianisme les apporte. Dans la vie, telle que l’hellénisme nous la fait aimer, il dépose un germe nouveau : l’esprit de renoncement, la lutte contre le mal, l’amoureuse et courageuse pitié pour les souffrances d’autrui, un sentiment plus vif de la rigueur du devoir, « ce sérieux incomparable de la vie chrétienne pressenti par Platon ; que sais-je encore ? une vertu plus austère avec quelque chose de plus religieux[2]. » Voilà cette vie complète, vraiment heureuse, vraiment humaine, produit de la réflexion et de la nature, combinaison précieuse de raffinement et de force, de grâce et d’austérité. L’honneur de M. Ollé-Laprune est de l’avoir définie avec une précision supérieure, tout en y voyant une combinaison rare et difficile à atteindre ; c’est d’avoir montré, dans cet équilibre infiniment instable auquel nous nous haussons parfois en un

  1. Essai sur la Morale d’Aristote, ch. II.
  2. Ibid.