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vite l’esclave des formules par lesquelles il exprime une vérité sans nuances ; il a bientôt fait de l’affirmer d’une manière tranchante, absorbant en quelque sorte l’absolu dans son personnage. D’un autre côté, si le sentiment décide en dernier ressort des questions spéculatives, il est à présumer que nous ne saurons constituer cette unité de croyances qui est le vœu suprême des intelligences, et que, les sensibilités s’opposant par nature alors que les raisons s’unissent, nous n’aurons qu’à constater les caprices et les extravagances de ce qu’on a si justement nommé le romantisme de la conscience individuelle[1]. C’est à ce double danger que compte échapper l’auteur de la Certitude morale. Déjà, dans une étude profonde consacrée à la philosophie de Malebranche, il avait signalé la part que prennent à la formation de toute connaissance le sentiment, la volonté et la passion ; il avait en même temps montré que c’est une prérogative incomparable de l’esprit humain que de défendre et de maintenir dans une réelle unité de certitude les idées qui lui apparaissent comme l’expression même de la raison et l’indispensable patrimoine de l’humanité civilisée.

De ce double besoin de rétablir à l’origine de la connaissance une adhésion personnelle et de réaliser en dehors des esprits une manière d’existence visible de la certitude, qui, la détachant des individus, l’assure par cela même contre eux, c’est-à-dire contre leur oubli, leurs égaremens et leurs caprices, résulte, dans sa complexité même, la doctrine de la croyance que nous allons exposer. Si elle s’est produite, ce n’est pas, comme on l’a dit, par désir de concilier l’intelligence et la volonté, l’élément intellectuel et l’élément moral de la connaissance, de rétablir l’équilibre entre la raison individuelle et la raison collective ou traditionnelle. Il faut chercher plus loin les motifs de cette attitude philosophique. La certitude individuelle, donnée comme la forme primordiale que revêt tout assentiment au vrai, n’est point un idéal suffisant pour les esprits et les cœurs ; ils recherchent d’instinct la réelle unité de certitude ; ils travaillent donc à cette édification d’une cité de Dieu où les dissentimens se perdent dans une bonne volonté commune et où l’accord des idées simule, au regard des intelligences pacifiées, l’idéal enfin atteint. Telles sont les deux extrémités entre lesquelles se développe cette

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1894 l’étude de M. Lévy-Bruhl.