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enfermer dans les musées les œuvres qu’il faudrait voir ailleurs, on trouve que c’est une préoccupation semblable qui les domine et que le mot de Mme Reybaud pourrait être leur mot d’ordre. Car, dès qu’on mêle à la vie quelques belles choses, dès qu’on les tire des nécropoles où elles gisaient, aussitôt la presse retentit de leurs cris.

Ceux-ci se lamentent, si deux groupes en marbre, d’un marbre friable et déjà usé, dus à Tassaert ou à Guyard, et attribués à Beaujon, demeurent devant le perron de l’Elysée : ils réclament qu’on les enlève du jardin, et qu’on les mette, — où cela ? — naturellement dans un musée… Ceux-là s’avisent que des tapisseries du garde-meuble, dessinées par Audran et tissées d’or, sont converties en portières, et se doublent, se cassent et exigent, par suite de leurs poids, un effort pour les soulever qui, à la longue, les détruira. Où faut-il les mettre ? Naturellement aux Gobelins, où Baedeker vous dit que vous pourrez les voir « les mercredis et samedis, de une heure à trois heures. » D’autres, ayant découvert qu’un beau Christ en Croix de Jordaens se trouve encore dans la cathédrale de Bordeaux, n’ont pu supporter plus longtemps de voir un Christ dans une église. Ils le veulent mettre à sa place, — qui est le musée. Que fait ce menhir au milieu de sa lande bretonne ? se sont demandé les pourvoyeurs d’exposition, et ils ont imaginé d’apporter et de renfermer dans le Champ-de-Mars, en 1900, la pierre fameuse de Locmariaker. Ailleurs, enfin, on se plaint que quelques-unes des merveilles de la Suite des châteaux soient envoyées çà et là en Europe, pour garnir nos palais d’ambassade. On demande où elles pourraient être mieux, et l’on répond : « aux Gobelins ou au Louvre. »

Ce sont là les signes de la plus grande erreur esthétique qui fut jamais. Car, précisément, de les envoyer garnir nos palais d’ambassade, c’est la seule manière que nous ayons d’en jouir. Quelques-uns d’entre nous, seulement, dira-t-on… Oui, quelques-uns. Mais, dans un musée, qui peut jouir d’une tapisserie ? Personne ! Car l’esthétique d’un ameublement ne s’insinue pas aussi vite dans l’esprit que celle d’un tableau ou d’une statue. De même qu’un paysage frappe moins vite qu’une scène de genre, de même les couleurs peu bruyantes et les lignes peu écrites de la décoration veulent des heures pour être goûtées. Il faut demeurer longtemps devant une aiguière ou une crédence pour que leur rythme s’associe à nos pensées. Il faut vivre au milieu des