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le couronnement du puits de la Chartreuse d’Éma, quand on l’a vu, par un beau soir rouge, arrondir, sur les têtes chauves des derniers moines, sa noire arabesque de fer…

Voilà pourquoi l’expédient imaginé par les Florentins pour satisfaire les admirateurs de leur vieille ville, tout en la détruisant, est le signe de la plus profonde erreur esthétique. Ce que les étrangers aiment à Florence ce n’est point seulement l’éclat de quelques monumens, mais l’atmosphère d’art, qu’on respire, presque sans s’en apercevoir, dans les plus humbles coins de la ville. Or vouloir retirer de la ville tout ce qui constitue cette atmosphère, pour l’enfermer au Musée de Saint-Marc et l’y accumuler, c’est proprement détruire le charme des flâneries florentines : l’imprévu de la rencontre d’un fragment d’art, la joie de la découverte. Les mêmes choses, délicieuses si on les trouve isolées, une à une, deviennent fastidieuses par leur rapprochement. Quoi de plus divin qu’un chant d’oiseau, çà et là, dans la forêt ? Quoi de plus déplaisant qu’une volière ?

Et, lorsque l’œuvre est telle qu’elle emprunte son caractère ou son culte à un pays déterminé, qu’est-ce donc qu’il en reste dans un musée ? Que signifient ces idoles dépaysées, ces vases sacrés où l’on voit la place des doigts des prêtres et qu’aucun prêtre ne soulève plus ? C’est du plain-chant dans un casino. Lorsqu’on regarde, dans le hall du Musée Cernuschi, au parc Monceau, le Bouddha qui y est captif, on se rappelle, sans on rire, la douleur des Japonais qui le vénéraient comme une beauté tutélaire, dans les jardins de Megouro. Le jour où ils vinrent à Tokio demander qu’on leur rendît leur statue enlevée, furtivement, par morceaux, ces paysans firent plus qu’un acte de piété : ils firent une manifestation esthétique. Inconsciemment, ils défendirent l’idée juste de « l’art en place et à sa place. » Car bien que ce bronze soit convenablement aménagé dans le Musée Cernuschi, rien ne peut remplacer, pour les yeux, le grand décor changeant de la nature, ni pour le cœur, le regard suppliant de quelque dévot passant devant son Dieu. Et si les choses d’art avaient l’obscur sentiment de ce que gagne ou perd leur beauté, selon les milieux qu’elles traversent, nul doute que le Bouddha ne regrettât, dans sa somptueuse demeure parisienne, les voix qui chantaient, les parfums qui passaient, et le soleil qui l’éclairait librement, aux temps de son abandon dans les pauvres jardins de Mégouro… Les œuvres d’art, surtout les œuvres d’art religieux, sont des fleurs délicates,