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doués d’un caractère audacieux, ayant appris à connaître les hommes, ils furent les exécuteurs incomparables des pensées du maître, et, par crainte du retour de la royauté, ils servirent fidèlement sa fortune.

En dernière analyse, ce qui ressort du livre de Mme de Staël, c’est qu’il importe qu’un gouvernement démocratique mette en œuvre toutes les forces vives du pays. Une république qui devient la propriété exclusive d’un parti marche droit à sa perte ; elle conduit à l’anarchie et au despotisme : car, au sortir de l’anarchie, le despotisme donne l’illusion de la liberté, et il assure du moins l’ordre matériel. C’est pour avoir méconnu cette vérité que la République succomba. Elle succomba aussi parce qu’il y avait divorce entre le gouvernement et la nation, et que l’opinion n’était plus représentée par le Parlement. Elle succomba enfin parce qu’elle avait trop de fois méconnu l’essence du gouvernement républicain, qui est le respect de la loi, parce que l’arbitraire et la violence exerçaient leur tyrannie souveraine. C’était ce que Mme de Staël avait prévu, quand elle parlait de la nécessité de « terminer la Révolution. » Elle sentait qu’il n’y avait rien d’assuré, rien de stable en ce pays, qu’on avait tout détruit, institutions, croyances religieuses et morales, sans rien fonder à la place.

Il est intéressant de voir que les mêmes problèmes, qu’agitaient en 1798 les amis sincères de la liberté, nous préoccupent encore aujourd’hui : le désaccord des institutions et des mœurs, la question de la liberté de la presse, l’éducation de la démocratie, la réforme de la Constitution. Qu’avons-nous fait depuis cent ans ? Que nous reste-t-il à faire ? Il semble que, pendant ce long espace de temps, nous ayons bien peu appris, et que nous nous retrouvions presque à notre point de départ. Méditons avec quelque humilité les paroles de Mme de Staël ; elles renferment, avec des idées contestables, de grandes et importantes vérités. Elles partent d’une âme généreuse jusque dans ses erreurs, qui eut, plus qu’aucun de ses contemporains, l’instinct des temps nouveaux et nous apparaît infatigablement tournée vers l’avenir.


PAUL GAUTIER.