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suspendre un journal, comme il interdit une pièce de théâtre, qui lui paraît contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. Il reste aux journalistes la ressource de s’adresser aux tribunaux et de plaider contre le gouvernement, « comme en Angleterre, comme en France on plaidait contre le roi. »

Voilà la théorie que soutient Mme de Staël dans le livre Des Circonstances actuelles. Assurément, elle étonne de la part d’une femme qui a toute sa vie combattu la tyrannie sous toutes ses formes et défendu la liberté. Mais la contradiction n’est qu’apparente ; c’est au nom de la liberté qu’elle parle ; c’est en son nom qu’elle condamne une autre liberté qui n’est que la contrefaçon de la première : la liberté de la diffamation, de la calomnie et de l’outrage. N’oublions pas que l’idée première du livre de Mme de Staël est la nécessité d’apprendre au peuple français l’usage de la liberté. La violence et le fanatisme devaient à la longue corrompre, désorganiser l’esprit public ; le premier devoir de l’État était donc d’exercer une sage tutelle sur l’opinion et sur les mœurs. D’ailleurs, Mme de Staël ne faisait qu’exprimer dans son ouvrage la lassitude générale et le besoin d’autorité que ressentaient tous les esprits. Depuis le 18 fructidor, tous les journaux étaient, comme le demandait Mme de Staël, soumis à la surveillance du Directoire, pouvaient être supprimés du jour au lendemain par un simple arrêté. En vain, le député Berlier, soutenu par Lucien Bonaparte, avait proposé aux Cinq-Cents de retirer ce droit au pouvoir exécutif. Tout ce qu’il avait pu obtenir, c’était que la mesure serait rapportée au bout d’un an. Muni de cette arme terrible, le Directoire frappait, exilait, déportait, par caprice, par terreur, s’enfonçait d’un degré de plus chaque jour dans l’arbitraire. Médiocre apprentissage de la liberté !

La vérité est que les lois spéciales sur la presse n’ont jamais été faites qu’au détriment de la liberté. Les intentions de Mme de Staël étaient excellentes, les moyens qu’elle indique d’un succès fort douteux. Paul-Louis Courier a montré plus tard avec esprit que la limite était bien faible, qui séparait le livre du pamphlet ; et si vous arrêtez le journal, de quel droit laisserez-vous circuler le pamphlet ? En somme, cette conception du journal soumis au contrôle de l’État nous mène tout droit à la presse du Premier Empire, au Moniteur Officiel chargé de renseigner le peuple français sur ses destinées. Était-ce là ce que voulait Mme de Staël ? Non, assurément. Avec la liberté des journaux avait péri aussi