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malheur d’être une femme, et que la mort l’a empêchée de finir[1].

Elle avait rêvé d’incarner, dans les diverses figures féminines de ce roman, toutes les variétés de la femme malheureuse. « La préoccupation de ma thèse, nous dit-elle, a restreint ma fantaisie ; et j’ai raconté plutôt l’histoire de la femme en général que celle d’une femme en particulier. » Mais on sent qu’il n’y a pas une des figures du livre à qui elle n’ait prêté quelques-uns de ses sentimens personnels, depuis Maria elle-même, désespérée de découvrir dans le visage de son enfant un lointain reflet du visage du père, jusqu’à Jemima, dont tous les malheurs viennent de ce qu’elle « n’a pas eu l’affection d’une mère pour la soutenir, à son entrée dans la vie. » Et, riches ou pauvres, jeunes ou vieilles, belles ou laides, les héroïnes de Maria sont, toutes, victimes de la barbarie des hommes, ou plutôt victimes de leur propre faiblesse et de la tyrannie de lois qui rendent d’avance inutiles tous leurs efforts d’émancipation. « Contre des lois faites par le fort pour opprimer le faible, s’écrie la jeune Maria, j’en appelle à mon sens naturel de la justice ! » C’était déjà au nom de ce « sens naturel de la justice » que Mary Wollstonecraft, quinze ans auparavant, avait proclamé nul le mariage de sa sœur.

Son dernier livre est ainsi pour nous comme son testament, le résumé des réflexions, des rêves, et des souffrances de toute sa vie. Il achève de nous prouver combien elle a mis d’elle-même dans ses théories, et comment c’est le souvenir de ses propres malheurs qui a fait d’elle une féministe. Mais, si loin qu’elle ait poussé, dans ce livre, la « préoccupation de la thèse à soutenir, » la forme du roman ne lui a point permis d’exprimer à loisir l’ensemble de sa doctrine. Considérée à ce point de vue, Maria n’est que le commentaire, ou, pour mieux dire, l’ « illustration » des idées exposées par elle, en 1792, dans sa Revendication des Droits de la Femme. Aussi bien cette Revendication est-elle le seul de ses ouvrages qui ait exercé une influence réelle et durable. Traduite dans toutes les langues dès l’année même de sa publication[2], elle a donné lieu à une foule de réponses et de controverses ; Saint-Simon, Fourier, J.-Stuart Mill y ont trouvé le point de départ de quelques-unes de leurs théories ; et, aujourd’hui encore, tous les historiens du mouvement féministe s’accordent à la tenir pour une œuvre capitale. Le seul malheur est que, écrite trop vite et trop

  1. Ce roman, publié par Godwin en 1798, a été, la même année, traduit en français.
  2. Deux traductions françaises ont paru, simultanément, en 1792 : l’une chez Buisson, à Paris, l’autre à Lyon, chez Bruyset frères. La dernière édition anglaise a été publiée en 1892, avec une introduction de Mrs. E. H. Pennell.