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administration des usurpations de l’administration voisine, et un tribunal, la Cour de cassation, qui, par le règlement de juges, assurera à chacun contre les tentatives du voisin sa juridiction. Et voilà le juge garanti du juge ; mais qui garantira du juge le justiciable ?

Il faut bien en convenir : dans l’État démocratique, tel qu’il nous est fait, le pouvoir judiciaire est, en pratique, devenu exorbitant ; et il y a là un danger d’autant plus sérieux qu’en pratique aussi, jamais les pouvoirs n’ont été moins séparés, et jamais on n’a vu plus de relations, de conjonctions et d’immixtions réciproques, jamais plus d’interdépendances entre le législatif ou l’exécutif d’une part, et le judiciaire de l’autre. Ou, si l’on veut poser en termes précis la même question : qui nous garantira que le judiciaire ne se fera point, contre chacun de nous, ou contre tel ou tel d’entre nous, l’exécuteur des œuvres plus ou moins hautes du législatif et de l’exécutif ? En termes plus précis et plus concrets encore : qui empêchera le juge de se faire l’instrument des ambitions, des cupidités, des rancunes, ou simplement des desseins politiques du parti à cette heure dominant ? Et s’il le fait, s’il se fait l’exécuteur des œuvres basses ou médiocres d’un gouvernement d’occasion, un outil ou une arme dans la main d’hommes de parti, quel recours aurons-nous ? devant qui ? et sera-ce bien la peine, en ce cas, d’avoir fait dix révolutions contre la tyrannie du prince, pour retomber ainsi sous le caprice effréné, l’arbitraire despotique, la tyrannie hypocritement légale du juge ?

Non vraiment, il ne nous aura servi de rien, et nous aurons même perdu au changement. Autrefois, en dernier ressort, nous eussions pu recourir au prince. Aujourd’hui, « le prince » n’est que par une fiction vaine, et qui ne trompe personne, placé en dehors et au-dessus des partis, mais, en réalité, il n’est qu’un chef d’Etat élu ; et ce chef d’Etat est toujours l’élu d’un parti ou d’une combinaison de plusieurs partis, dont, à moins d’être tout ensemble un grand esprit et un grand caractère, il reste, quoiqu’il en ait, le champion, quand il n’en est pas le prisonnier. Dans cette faillite du prince au peuple, — car, dès qu’il procède par privilège et par exclusion, dès qu’il manque à un citoyen, il manque au peuple, et, dès cet instant, il n’est plus « le pouvoir judiciaire des autres pouvoirs, » — à qui donc s’adressera-t-on ? Où sera la sauvegarde de la liberté, puisqu’en effet, s’il est bien