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comporte pas leur séparation. Il faut donc à la fois unité de la souveraineté et division des organes d’après les fonctions ; division relative, et non séparation absolue. » Il faut que les pouvoirs soient non point séparés jusqu’à se contrarier l’un l’autre, mais divisés pour ne pas se confondre, et liés pour ne pas se neutraliser. Il faut que ce soient des pouvoirs coopérans et dont l’indépendance n’aille pas jusqu’à l’isolement, mais néanmoins indépendans, et « il importe, comme l’a dit Washington[1], que les hommes qui participent aux affaires publiques d’un pays libre restent toujours strictement dans leur compétence, et se gardent d’empiéter sur celle d’autrui, car il est aussi nécessaire de retenir les pouvoirs dans leurs bornes que d’établir ces bornes mêmes. » C’est donc affaire de mesure ; mais où est la mesure, et qui la fera respecter ; les bornes établies, qui les maintiendra ?


II

Ce sera, dit Benjamin Constant, un quatrième pouvoir, le pouvoir modérateur, qui, dans l’Etat monarchique, est tout trouvé et n’est autre que le pouvoir royal. Dans l’Etat monarchique, « le pouvoir royal est, pour ainsi dire, le pouvoir judiciaire des autres pouvoirs. » Il est entre eux le commun arbitre, et cela, en effet, est conforme à la vérité historique, car, on vient de le montrer, les trois grands pouvoirs de l’État n’étaient originairement que des fonctions du prince, et le prince, qui était « le lieu d’unité » entre le chef politique, le législateur et le juge, tant que ces fonctions demeurèrent attachées à sa seule personne, fut pour chacune d’elles la limite et comme l’étalon, quand, l’une après l’autre, plus ou moins elles s’en détachèrent.

Mais, dans l’Etat démocratique, quelle sera la limite, quel sera l’arbitre commun, le pouvoir modérateur, le pouvoir judiciaire des autres pouvoirs ? En particulier, quel sera le pouvoir judiciaire du pouvoir judiciaire ? Quis custodiet custodes ? Les juges, c’est entendu, diront le droit. Il y aura des tribunaux qui le diront entre les particuliers ; d’autres qui le diront entre les particuliers et les pouvoirs publics ou l’Etat ; et d’autres qui le diront entre les différentes administrations, ou divisions de l’État. Il y aura un tribunal, le Tribunal des conflits, qui gardera telle

  1. Discours d’adieux de 1796.