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sur le judiciaire par la recommandation, et le judiciaire trop de prises ou de reprises sur le législatif par l’incrimination. Il s’est tissé entre eux une trop large et trop forte toile de services et d’obligations, de gratitude et de crainte réciproques.

Le régime auquel peu à peu on aboutirait de la sorte serait un régime flottant, sans sécurité, sans stabilité, et qui irait, selon les cas, de l’omnipotence parlementaire, — les neuf cents Tyrans, — à une oligarchie judiciaire illimitée, inamovible, irresponsable : on aurait peine à en imaginer un pire. Le droit n’y serait plus que dans les formules : c’est l’arbitraire, le caprice, la fantaisie de celui qui fait la loi et de celui qui l’applique qui, alternativement, seraient dans les actes. Il est bien certain que là est un des dangers — et des grands dangers — de la démocratie : l’oppression réelle, la suppression finale du droit des citoyens, sous une phraséologie, pompeuse et tout enflée des droits du citoyen. Pour que ce péril puisse être évité, il faut que tout le monde l’aperçoive, et, pour qu’on l’aperçoive, il faut que quelqu’un le dénonce hautement. Aussi n’est-il pas sans doute d’un intérêt purement spéculatif, et n’est-ce pas écrire pour écrire, mais écrire pour agir, et agir pour se défendre, pour défendre chacun de nous, que d’examiner ce qu’est le pouvoir judiciaire, quelles sont ses conditions particulières dans la démocratie, comment il y peut être rendu indépendant des autres pouvoirs, et comment les autres peuvent y demeurer indépendans de lui ; comment il y doit être organisé et quel rôle il y doit jouer ; ce qui revient, au fond, à étudier, sous son aspect positif et dans le fait, non dans les mots, — res, non verba, — la grande question de l’Individu contre l’Etat, ou plus exactement de l’Individu en face de l’État, c’est-à-dire la grande question de la liberté même.


I

Mais, d’abord et au préalable, le pouvoir judiciaire est-il véritablement un pouvoir ? ou, si l’on veut, y a-t-il vraiment un pouvoir judiciaire ? Il s’est trouvé des théoriciens pour le contester, pour nier que l’on pût parler d’un pouvoir distinct des autres et placé avec eux sur un pied d’égalité, pair de l’exécutif et du législatif, qui serait le judiciaire[1]. Professeurs et jurisconsultes,

  1. Voyez, sur l’égalité ou la hiérarchie des pouvoirs, Bluntschli, Théorie générale de l’État, traduction française de M. A. de Riedmatten, p. 458, 459.