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principale richesse consiste dans la production et le commerce des fruits secs, dont il approvisionne une partie de l’Orient. On voit bien que l’on est aussi sur la grande route par laquelle, à travers tout le continent asiatique, les précieuses épices, aux vertus médicinales ou magiques, venues de l’Extrême-Orient, du sud-est de l’Asie et de la Malaisie, ont été transportées, dès le commencement du moyen âge, et, même dès l’antiquité, par des voies inconnues des Européens, jusqu’en Asie Mineure et jusqu’aux rives de la Mer-Noire et de la Méditerranée. En somme, dans ces conditions, l’épicier, ce n’est pas seulement celui qui vend du thé, des pruneaux et des raisins secs, c’est celui qui vend les drogues précieuses avec lesquelles on fabrique les philtres puissans qui guérissent, qui font mourir et qui font aimer. L’épicerie est donc là-bas, à bon droit, en honneur. C’est égal, remonter à l’origine des temps pour arriver chez un épicier ! Quel détour ! Sortir de l’empyrée où sont tenues en réserve les âmes d’élite et tomber dans la cassonade ! Quelle chute !

—… Lequel épicier, à des signes infaillibles, lui présagea que son fils serait illustre et changerait la face du monde.

— La science de cet épicier de Namangân me confond. Eh bien ! pour tout dire, elle ne m’étonne qu’à demi. Je m’étais toujours méfié de la sorcellerie des épiciers, en voyant avec quelle machiavélique habileté, chez nous, ils fabriquent certains produits, et même des matières premières, avec des substances qui ne sont pas du tout celles qui, dans la nature, paraissent destinées à les former. Maintenant que je sais qu’en Asie, il y a un pays où ils annoncent et devinent les prophètes, j’aurai pour leur savoir encore plus d’égards, s’il est possible.

— Après une vie qui tint ce qu’elle avait promis et après avoir été un flambeau de lumière et de vérité, Machrab fut assassiné, sous le règne de Mohammed-Chah, au lieu même où nous nous trouvons. »

C’est tout ce que savait le chef kirghiz, et c’est tout ce que j’appris ce jour-là sur Machrab. Il ne me dit pas en quoi cet homme illustre avait changé la face du monde. Je ne pus même pas savoir si ce Mohammed-Chah qui le fit mettre à mort était Mohammed Kharezm-Chah, le grand conquérant turcoman dont Genghiz-Khan détruisit l’empire, ou Mohammed-Chah, roi de Perse, de la dynastie des Kadjars, ou tout autre souverain du même nom. Il y a pourtant six siècles d’écart entre les deux premiers,