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mentait, et comme le héros encore, c’est l’orchestre, son orchestre, qui le dément. Dans l’inégale union qu’est le drame symphonique wagnérien, qui soutiendra que la parole domine et qu’elle puisse prétendre non pas même à la prééminence, mais seulement à l’égalité ? Matériellement elle n’est rien ou presque rien : l’oreille, au milieu de la polyphonie prodigieuse, arrive avec peine à l’entendre ; pour l’œil, elle n’est qu’une pauvre ligne de mots, isolée, perdue entre les trente ou quarante lignes de notes dont se compose la grande partition wagnérienne. Au point de vue esthétique, elle n’est guère davantage. Expressive et belle souvent, l’expression et la beauté ne sont presque jamais en elle. L’une et l’autre lui viennent de ce monde musical qui s’est créé pour elle peut-être, mais autour d’elle. Ce n’est plus elle qui vit et qui chante, qui pleure et qui sourit ; ce sont les accords, c’est la symphonie, ce sont les instrumens. Elle ne fait qu’indiquer et, pour ainsi dire, nommer les sentimens et les passions ; ce n’est pas elle qui les décrit, les analyse et les communique. Elle n’est plus que la lettre ; la musique est tout l’esprit et toute l’âme. Nous pouvons imaginer, presque ressentir, grâce à la seule poésie, l’effet total d’une ode de Pindare, d’un chœur d’Eschyle ou de Sophocle. Que resterait-il, sans la musique, du duo de Tristan ou de la dernière scène du Crépuscule des Dieux ? Encore une fois l’ordre antique est détruit. La parole autrefois était l’aliment d’une flamme pure et légère ; elle n’est plus maintenant que l’étincelle : à peine a-t-elle touché la poudre, qu’elle se perd dans les splendeurs du feu d’artifice ou de l’incendie.

Si les relations entre la poésie et la musique ont changé, on peut affirmer qu’entre la musique et la danse, elles ont à peu près disparu. Par le mot de danse il convient d’entendre ici, largement, comme faisaient les Grecs, non seulement la chorégraphie proprement dite, mais la marche, l’attitude, le geste, en un mot toute association à la beauté sonore de la beauté corporelle et plastique. Cette association est devenue fort rare aujourd’hui. D’abord le génie moderne a créé tout un ordre de chefs-d’œuvre : ceux de la musique pure, d’où la beauté physique est naturellement absente, à moins qu’elle n’y soit offensée. L’exécution d’une sonate, d’un trio, d’un quatuor ou d’une symphonie offre un spectacle le plus souvent indifférent, quelquefois désagréable. Que de virtuoses dont l’aspect nous gâte le talent ! Un regard plongé dans l’orchestre de Bayreuth démontre